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Marcelline, la matriarche

  • houelse
  • il y a 3 jours
  • 7 min de lecture

Marcelline est contente. Elle vient de marier son dernier.  Elle est seule, en ce 19 février 1868, pour accompagner son plus jeune fils à la mairie de Saint-Symphorien-des-Bois (Saône-et-Loire). Veuve depuis trois décennies, elle les a tous accompagnés seule devant le maire, puis le curé, ses six enfants qui se sont mariés. Tous vivent aujourd'hui leur vie, plus ou moins proches de leurs racines Brionnaises. Et Marcelline, après tout ce qu'elle a accompli, est heureuse mais bien fatiguée. Il faut dire qu'à soixante-quatorze ans, elle n'est plus aussi alerte qu'autrefois. Elle peut heureusement compter sur le soutien de son cadet Jean-Marie, dont on célèbre aujourd'hui l'union avec la jeune Marguerite Billard, fille d'un honnête paysan du village du Plâtre. Il a l'air d'un brave homme, ce Jean Billard, qui a élevé seul ses quatre enfants après la mort de sa femme.  C'est une bonne union, les choses ont été faites dans les règles et le contrat de mariage a été signé quinze jours plus tôt. Ainsi toutes les affaires sont en ordre, et Marcelline pourra partir tranquille, quand le moment sera venu. Il y a bien encore sa Louise et son Laurent qui sont toujours célibataires, mais chaque chose en son temps. 

Pour l'heure, l'ambiance est à la fête, et les témoins s'approchent de la table où sont ouverts  les registres afin d'y apposer leurs signatures. Elle a écouté gravement le maire Jean-Marie Fricaud lire d'une voix claire et forte l'acte de mariage : ainsi Jean-Marie Thuret, " fils d'Etienne Thuret, décédé,  et de vivante Marcelline Burtin" vient d'épouser sa promise. Contrairement à son fils, Marcelline ne signe pas : elle n'a jamais appris à écrire. 


D'un pas lent, elle suit la foule qui se dirige vers l'église, glaciale en cette fin d'hiver. C'est dans cette même église qu'elle se trouvait trente ans plus tôt, par une douloureuse journée d'automne, entourée de ses huit enfants pour rendre un dernier hommage à son époux Etienne Thuret, qui leur fut arraché à l'aube du 3 septembre 1837. Le pauvre fermier n'avait que quarante-cinq ans.

Acte de décès d'Étienne Thuret, rédigé le 4 septembre 1837
Acte de décès d'Étienne Thuret, rédigé le 4 septembre 1837

À compter de ce triste jour,  son seul objectif fut de subvenir aux besoins de sa nombreuse descendance. Des coups durs, elle en avait connu, et du courage, elle en avait à revendre.  Après les obsèques d'Étienne, Marcelline prend les rênes de la famille. Les aînées, Jeanne-Marie et Reine, sont à présent en âge de se marier, et ont déjà quitté le foyer pour gagner leur croûte. Les plus grands mettent la main à la pâte et Marcelline donne l'exemple en travaillant d'arrache-pied, avec les deux plus petits de trois ans et un an collés à ses jupes. Pour l'aider, quelques voisines serviables, peut-être. La famille, il ne faut pas y compter. Ni les deux soeurs d'Étienne, ni son frère et sa soeur à elle n'habitent la commune. Leurs parents respectifs sont morts depuis déjà bien longtemps. 

Jean-Claude Burtin, son père, était meunier sur les rives de l' Arconce, à Saint-Julien de Civry, non loin de Charolles. C'est dans l'ombre et l'humidité du moulin de Vaux que Marcelline Burtin a vu le jour, le 19 octobre 1793. Elle y fut précédée par sept frères et soeurs, dont seulement trois sont encore en vie au moment de sa naissance. Elle a également un demi-frère de vingt ans, Jean, issu du premier mariage de son père. Ce dernier est entré dans l'armée où il débute une brillante carrière, il est à présent caporal . La mère de Marcelline, Jeanne Lamy, est la fille de modestes laboureurs de la paroisse d'Oyé.

Acte de naissance de Marcelline
Acte de naissance de Marcelline

Père d'une nombreuse famille, Jean-Claude Burtin s'éteint en son moulin le 15 mai 1796. Marcelline n'a que deux ans et demi. Claude en  a quinze, Anne treize  et Benoît sept. Les années passent et tandis que Jean poursuit sa prestigieuse carrière militaire à travers l'Europe - récemment nommé lieutenant, on vient de lui attribuer la Légion d'Honneur- Claude, qui fait partie des conscrits de l'an 14, rejoint son régiment en Alsace au printemps 1806. Il n'aura malheureusement pas l'occasion de briller comme son aîné. Malade, Claude meurt à l'hôpital militaire de Strasbourg un mois et demi plus tard. L'année suivante, Anne Burtin épouse Jacques Dufit, et donne naissance à une fille prénommée Marcelline. 

Carte postale représentant Saint-Martin du Lac
Carte postale représentant Saint-Martin du Lac

En 1813, Jeanne et sa fille Marcelline vivent ensemble à Saint-Symphorien, et font un long déplacement jusqu'à Saint-Martin du Lac, près de Marcigny, pour célébrer le mariage de Benoît avec Eulalie Devaux. Le jeune couple y donnera naissance à dix enfants. Jeanne et Marcelline s'installent ensuite à Curbigny, où cette dernière épouse, le 12 octobre de la même année Etienne Thuret, cultivateur né en 1792.

Le village de Curbigny, où Marcelline épousa Etienne en 1813
Le village de Curbigny, où Marcelline épousa Etienne en 1813

C'est à Saint-Symphorien où vit désormais le jeune couple que, au début de l'après-midi du 11 février 1815, Marcelline donne naissance à sa première fille, Jeanne-Marie Thuret. La mère de Marcelline réside alors à Baudemont, et s'y éteint en 1816;  elle ne connaîtra donc  pas les nombreux enfants qui vont arriver après Jeanne-Marie : Reine en 1818, Louise en 1820 ( morte à trois mois), Jean-Claude dit Pierre en 1821, Antoinette en 1824, Louise en 1826, Annette en 1831, Laurent en 1834, et Jean-Marie en 1836. Du modeste fruit de leur labeur, Etienne et Marcelline tirent quelques économies grâce auxquelles ils parviennent à acheter la moitié d'une locaterie. La vie se déroule sans incident notable jusqu'à la mort d'Étienne en 1837. 


Un veuvage prématuré, de nombreuses bouches à nourrir, et pas de famille proche pour la soutenir: Marcelline fait face aux misères de la vie. Laquelle vie reprend ses droits en avril 1842, la courageuse veuve accompagne à l'autel sa fille aînée : Jeanne-Marie Thuret épouse Pierre Mathieu, cultivateur à Prizy.  Début 1850, Reine est domestique à Varennes-sous-Dun où elle se marie avec  Claude Duffy, un fermier veuf qui a déjà trois enfants; elle lui en donnera six autres. Le 20 octobre 1856, Marcelline, toujours vaillante,  effectue un trajet de quarante kilomètres jusqu'à Vougy, aux portes de Roanne, pour assister aux noces d'Annette avec Claude Rébé. Elle est encore présente à Oyé en février 1857 pour unir Pierre avec Marie Dumontet, ainsi qu'en 1858 à Varenne l'Arconce lorsqu' Antoinette dit oui pour la vie à Jacques Pommier. 

Monsieur Pommier avait épousé en premières noces Mademoiselle Poirier.
Monsieur Pommier avait épousé en premières noces Mademoiselle Poirier.

À la fin de l'année 1861, Marcelline a la douleur d'apprendre le décès de Reine, qui vivait à Chauffailles avec sa famille. Un mois après avoir donné, sur le tard, naissance à des jumelles prénommées Louise et Jeanne, la deuxième fille de Marcelline est morte, sans doute des séquelles de son accouchement. Trois mois plus tard, Louise Duffy meurt à son tour, suivie en octobre de sa sœur aînée Marie, qui avait sept ans. 

Marcelline affronte ces deuils avec sa dignité coutumière. Est-ce cela qui la fait réfléchir à sa propre mort? Et à ce qu'il adviendra de ses biens et de sa famille lorsqu'elle aura quitté ce monde? Son défunt mari n'avait pris aucune disposition avant de mourir, et la matriarche,  " voulant faciliter à ses enfants le partage des biens qui composent la succession de leur père et leur éviter toutes difficultés pour la division de ceux qu'elle délaissera", convoque ses descendants chez le notaire. Ainsi, le 5 octobre 1862, toute la famille est réunie à La Clayette, en l'étude de Maître Jacquier. Toute, à l'exception de Laurent, militaire, qui est en garnison à Dreux, et de Louise qui travaille comme domestique à Nandax, dans la Loire. Un inventaire détaillé des modestes bien mobiliers et immobiliers est fait, chaque héritier touchera une part identique. Pierre héritera du petit domaine dont il prendra possession après la mort de sa mère. Ainsi Marcelline est soulagée, elle vivra tranquillement ses dernières années à Saint-Symphorien. 


Aujourd'hui, donc, elle vient de marier le petit dernier. Jean-Marie et Marguerite lui feront sûrement de beaux et nombreux petits-enfants. Au seuil de sa vie, la veuve d'Étienne Thuret en a déjà vingt-cinq. Elle est même arrière-grand-mère depuis deux ans. D'autres arriveront encore, dans les mois ou les années à venir. Jean-Marie et sa jeune épouse s'installent alors au village des Rondets, sur la commune de Curbigny, bordant celle de Saint-Symphorien. Marcelline retourne, seule, dans sa maison. Le logis est en mauvais état et nécessite quelques travaux de rénovation: souhaitant passer ses dernières années dans une maison plus confortable, elle décide de faire réaliser les travaux et s'installe provisoirement chez Jean-Marie et Marguerite. Hélas, la pauvre vieille n'aura pas le temps de profiter de sa maison fraîchement rénovée. Le 24 septembre 1868, vers huit heures du soir, elle meurt au domicile de son fils. 


Le lendemain matin, bouleversé par la disparition de sa mère, Jean-Marie se rend avec un voisin à la mairie de Saint-Symphorien pour déclarer le décès. Le maire Fricaud commence à rédiger l'acte, mais se rend compte que le décès doit être déclaré à Curbigny et non à Saint-Symphorien ! En effet, bien que limitrophe, la maison de Jean-Marie se trouve officiellement sur l'autre commune. L'édile a dû copieusement râler en barrant l'acte qu'il venait de rédiger. Il va devoir se fendre d'un courrier au procureur impérial pour expliquer l'annulation de l'acte. Une copie de ce courrier se trouve toujours dans le registre. Espérons, au vu de la triste circonstance, que le père Fricaud n'a pas trop houspillé l' étourdi. 

Le fils endeuillé se rend donc en mairie de Curbigny, accompagné cette fois de son frère, et l'acte est dûment enregistré. Puis il regagne sa maison, où repose la dépouille de Marcelline. Dans la pénombre, la vieille femme semble comme enfoncée dans son lit de mort, les mains serrées autour d'un crucifix. La lumière vacillante des cierges fait danser des ombres sur son visage ridé et froid, on a l'impression qu'elle esquisse un sourire. Peut-être, de là-haut, rigole-t-elle de la mésaventure de son fils? 


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