Les laboureurs de Saint-Racho
- houelse
- 23 avr.
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En ce matin du 26 mai 1792, Philibert Bajard, laboureur à Saint-Racho ( Saône-et-Loire ) a toutes les raisons de se réjouir. On baptise enfin son premier-né. Le garçon est prénommé François comme son parrain, l'oncle de Philibert, marchand dans la paroisse voisine de Bois-Sainte-Marie. Tout s'est bien déroulé et sa brave épouse, Pierrette Corneloup, se repose à la maison. Après neuf ans de mariage, elle vient de donner un premier héritier, un fils qui plus est, à son époux qu'elle connaît depuis l'enfance.
En effet, Pierrette, née en 1769, n'avait que six ans lorsque sa sœur aînée Marguerite épousa Jean-Claude Bajard, le frère ainé de Philibert. Les deux soeurs étaient orphelines et la mariée n'avait pas douze ans. Jean-Claude, Marguerite et leurs deux enfants vivent à présent dans la proche paroisse de Varennes-sous-Dun, dont les deux familles sont originaires.
Philibert Bajard et son épouse Pierrette sont tous deux natifs de Varennes, lui le 25 avril 1756, elle le 15 mars 1769. Philibert est le cinquième et dernier enfant de Catherin Bajard et Catherine Gélin, laboureurs à Varennes. Il n'a pratiquement pas connu son père qui est mort trois mois et demi après sa naissance. C'est le 25 février 1783 qu'il convola avec sa belle-sœur, qui avait tout juste quatorze ans. Pierrette n'a pas non plus connu son père, il est décédé plusieurs mois avant sa naissance. Sa mère est morte en la mettant au monde. Catherine, la mère de Philibert, est morte moins d'un mois après leur mariage. Les époux s'établissent laboureurs sur la paroisse de Saint-Racho.

En ce printemps 1792, donc, tandis que la Révolution bat son plein et qu'une période sombre se prépare, sur les verdoyantes collines du Brionnais les modestes laboureurs de Saint-Racho ne voient guère de changement dans leur quotidien : ils continuent à travailler comme des brutes du matin au soir, retournant inlassablement la terre pour subsister. Le petit François grandit ainsi à Saint-Racho auprès de ses parents. Le dix-huitième siècle touche à sa fin et François s'apprête à accueillir un petit frère ou une petite sœur : la naissance est prévue pour le printemps 1799.
Mais ce printemps-là sera tragique pour Philibert: son deuxième fils, que l'on prénomme Simon, vient au monde le 10 mars 1799 au terme d'un accouchement terrible. La pauvre Pierrette est au plus mal, et s'apprête à l'instar de sa propre mère, à mourir en ayant donné la vie. Son agonie durera deux jours.
Philibert Bajard devient veuf le 12 mars 1799. Le même jour il enterre sa femme et son fils. Le laboureur de Saint-Racho est désormais seul avec son fils aîné, François, qui à sept ans l'aide sûrement déjà sur la ferme. Mais le veuf n'a que quarante-trois ans et la ferme intention de refaire sa vie.

Le 18 février 1801, c'est à Curbigny, une commune distante d'une dizaine de kilomètres, qu'il épouse en deuxièmes noces Jeanne Chanrion. Fille de Louis Chanrion et Françoise Chevalier, laboureurs, Jeanne a vu le jour le 25 octobre 1771 à Saint-Igny de Vers, proche commune du Rhône. Elle vit actuellement à Curbigny avec sa mère veuve. Jeanne rejoint le foyer de Philibert et François à Saint-Racho, et dix mois plus tard, donne naissance à une première fille, prénommée Jeanne. Elle sera suivie de trois soeurs et un frère.

En 1815, alors que l'Empire s'effondre, le foyer des Bajard se compose de huit personnes :
- Philibert Bajard, 59 ans, le père.
- Jeanne Chanrion, 44 ans, la mère.
-François Bajard, 23 ans, fils unique du premier mariage.
- Jeanne, née le 26 décembre 1801.
- Philippine, née le 24 septembre 1803, et déclarée par erreur comme étant un garçon prénommé Philippe.
- Claudine, née le 16 janvier 1807.
-Claudine, deuxième du nom, née le 17 septembre 1809.
- Jean-Marie, mon ancêtre, né le 11 juin 1814.

Le 28 février 1821, tout le monde est rassemblé en l'église de la commune voisine de Mussy-sous-Dun pour célébrer le mariage de François avec Claudine Lachize. Le couple s'établit à Saint-Racho, où le patriarche Philibert espère bien leur voir engendrer une nombreuse descendance. Mais les années passent inexorablement, Philibert vieillit et sa santé décline. Le pauvre vieux n'aura, hélas, pas la joie de connaître ses petits-enfants. Il a tout juste le temps de faire un testament pour régler sa succession.
Philibert Bajard s'éteint en son domaine de La Velle le 16 mars 1826, à quelques semaines de son soixante-dixième anniversaire. Son fils François, nouveau maître du domaine, déclare le décès au maire Claude Boucaud.
C'est donc seule que le 28 février 1827 Jeanne Chanrion accompagne à l'autel sa fille ainée Jeanne, qui épouse Pierre Corneloup, laboureur à Saint-Racho.
C'est donc seule que Jeanne Chanrion devient grand-mère le 22 décembre 1828: une petite fille prénommée Claudine a vu le jour au foyer de Jeanne et Pierre Corneloup, à Varennes-sous-Dun. Le couple, qui aura quatre autres enfants, déménagera souvent avant de poser ses valises à Chauffailles où ils finiront leur existence.
C'est donc seule que Jeanne Chanrion a la joie de voir naître le premier fils de François et Claudine, le 20 septembre 1829. Bien qu'il y ait des tensions entre elle et son beau-fils au sujet de l'héritage, elle partage sans doute le bonheur et la fierté que son défunt mari doit ressentir depuis l'autre monde lorsque François donne à son fils le prénom de Philibert. Hélas, la jeune mère s'éteint prématurément quelques mois plus tard. Bien vite remarié et père de deux autres garçons, François doit faire face à un nouveau veuvage en 1837. L'année suivante il convole pour la troisième et dernière fois.
Ainsi s'écoulent, entre joies et peines, les vieux jours de Jeanne Chanrion, veuve de Philibert Bajard, auprès de sa famille. En 1833 elle consent au mariage de sa première Claudine avec Claude Ballandras, cultivateur à Saint-Germain-la-Montagne ( Loire), où le jeune couple va s'établir. Le 11 août 1838, le fils cadet Jean-Marie épouse à vingt-quatre ans mon aïeule Antoinette Augay. Vivant juste à côté, au hameau de la Velle - à présent orthographié "La Veyle"- Jean-Marie accueille en son logis sa vieille mère âgée de soixante-sept ans, et sa soeur Philippine, vieille fille de trente-cinq ans. Jean-Marie et son épouse Antoinette auront sept enfants, dont mon arrière-arrière-grand-mère, née en 1843.

À l'approche des années cinquante, Jeanne Chanrion a encore deux filles à caser. Sa deuxième Claudine, déjà quadragénaire, nourrit des projets de mariage. Aide ménagère à Saint-Germain-la-Montagne, elle s'apprête à épouser Laurent Montégu, cultivateur à Chauffailles. Des bans sont publiés en avril 1849, mais il n'est pas certain que l'union se soit concrétisée, car aucune trace d'un acte de mariage n'a pu être trouvée. Philippine, quant à elle, resta éternellement célibataire et vécut auprès de sa mère jusqu'à la fin de ses jours.
C'est un glacial et sombre crépuscule d'automne qui recouvre la campagne, en ce 19 novembre 1849. Il est cinq heures du soir. Au fond de son lit de mort, Jeanne Chanrion, veuve Bajard, âgée de soixante-dix-huit ans, est entourée des siens lorsqu'elle rend son dernier souffle. Le lendemain, Jean-Marie, accompagné d'un voisin, signe l'acte de décès en présence du maire Claude Boucaud.

Jeanne est ensevelie auprès de son époux. À La Velle, la vie reprend ses droits, et une nouvelle génération de laboureurs succède à celles qui l'ont précédé. Leur vie sera faite de labeur, comme celles de leurs ascendants.

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