
Je n'ai connu aucune de mes quatre arrière-grand-mères. La plus proche de moi ''temporellement'' était la mère de ma grand-mère maternelle. Elle a quitté ce monde quatre ans avant ma naissance. Elle s'appelait Berthe Vigouroux. Le premier ''souvenir'' que j'ai d'elle, c'est une vieille photo, mal cadrée et un peu floue, dans un cadre démodé, posé sur un buffet. La photo date des années 70 et représente une vieille dame, assise, toute habillée de noir. Le décor, je le reconnais sans peine : derrière elle, c'est l'immense buffet de cuisine de ma grand-mère. Berthe est coiffée d'un grand chignon blanc, et semble avoir dans les soixante-dix ans. Elle en a en réalité plus de quatre-vingt. Un sourire édenté illumine son vieux visage. Mon regard d'enfant s'étonne de voir ce portrait d'une personne dont j'ignore tout. Une incroyable bonté semble se dégager de ce visage ridé. Ma mère m'expliqua plus tard qu'il s'agissait de sa grand-mère maternelle. Cette première incursion dans l'histoire familiale fut-elle inconsciemment le déclencheur d'une passion qui m'habite depuis plus de vingt ans ? Peut-être.Tout enfant - je pouvais avoir une dizaine d'années- je réalisai que ma propre grand-mère avait elle-même eu une mère, et évidemment un père, des grands-parents, et ainsi de suite. C'était une réalisation quelque peu vertigineuse. Des années plus tard, je retraçai plus en détail la vie de cette femme triste au visage empreint de bonté.

Berthe Vigouroux est née à Saint-Vincent de Salers (Cantal) le 9 août 1892. Elle est la deuxième fille de Jean Vigouroux et Marguerite Ducher, qui se sont mariés deux ans plus tôt. Jean est un cultivateur de 38 ans, il est issu d'une famille de meuniers ayant vécu depuis plusieurs générations au pont d'Auze, à Anglards-de-Salers (15) où il est né le 21 janvier 1854. Marguerite est une enfant du village, où elle a vu le jour le 9 mars 1868, et a toujours vécu. Le couple s'est marié et s'est installé à Saint-Vincent. Berthe a une sœur ainée, Félicie, née un an auparavant. Une troisième sœur, Justine, vient au monde en 1894, suivie de Marie-Louise, en 1896. Mais la pauvre enfant ne vivra que quinze jours.
La vie continue malgré tout, et le vingtième siècle arrive. Les trois filles grandissent sans problème particulier, à l’exception de l’aînée, Félicie, qui est un peu « bêtassoune » (on ne parle pas de handicap mental ou de troubles psychologiques à l’époque). L’école étant gratuite, laïque et obligatoire depuis quelques années, les trois sœurs sont probablement scolarisées à la communale de Saint-Vincent. Il est possible que Berthe ait passé son certificat d’études en 1904, mais je n’ai aucune information à ce sujet.
Ensuite, elle travaille comme domestique de ferme, et garde les troupeaux. Une tâche qui peut s'avérer dangereuse, à une époque où les loups rôdent encore.
A l’automne 1905, la famille s’apprête à accueillir un nouvel enfant. Le voient-ils comme une bouche supplémentaire à nourrir, ou la possibilité d’avoir enfin un garçon ? Le 19 novembre 1905 naît une cinquième fille, Antoinette.
Au printemps 1914, les bans sont publiés : Berthe a rencontré Pierre-Gabriel Veyssière, un jeune vacher du Falgoux, village voisin où il est né le 20 septembre 1886. C'est un homme de taille moyenne et très mince, les cheveux clairs et les yeux bleus. Il travaille régulièrement à l'estive, c'est-à-dire qu'il passe l'été dans les burons, ces logements de pierre et de lauze tout en haut de la montagne, au milieu des pâturages. Il s'occupe des bêtes et fabrique le fromage. Cette période dure généralement de mai à octobre. A l'automne, vaches et vachers redescendent au village pour passer l'hiver au chaud. Le mariage est célébré le 22 avril 1914 à Saint-Vincent.

L'acte de mariage est orné de nombreuses signatures :
1) celle de la mariée, claire et lisible
2) celle du marié, un peu plus hésitante
3) et 4) celles des frères du marié, Jean-Marie et Louis Veyssière
5) celle de Jeanne Vidal épouse Veyssière, leur mère
6) celle d'Anna Ducher , mère de Berthe
7) et celle, peu lisible, de son père Jean Vigouroux
Puis les deux autres témoins et le maire. Jean Veyssière, père du marié, déclare qu'il ne sait pas signer.

La guerre est déclarée le 2 août 1914. Pierre-Gabriel, exempté du service militaire en 1907 pour ''faiblesse générale'', n'est pas mobilisé tout de suite. Neuf mois et un jour après le mariage, ils accueillent leur premier enfant : c'est une fille - ma grand-mère - qu'ils prénomment Marie-Louise. Sa sœur cadette, Jeanne, arrive deux ans plus tard.
Pierre-Gabriel sera finalement mobilisé en 1917 et rentrera - sain et sauf à l'instar de ses frères- en mars 1919. Il revient à temps pour reprendre l'estive, mais au milieu de l'été doit redescendre au Falgoux, le temps d'un dernier adieu à sa mère, qui disparaît le 31 juillet. Au printemps suivant, un évènement plus heureux a lieu: Justine, la sœur cadette de Berthe, qui est ''montée'' à Paris, épouse dans le onzième arrondissement - un nid d'auvergnats- son cousin germain Pierre Vigier, fils de sa tante Marguerite Ducher et de feu Antoine Vigier. Le couple passera toute sa vie dans la capitale, où naîtront quatre enfants.
En 1923, la famille fait face à un double deuil. Le 11 janvier, Jean Vigouroux, le père de Berthe, quitte ce monde à quelques jours de son soixante-neuvième anniversaire. Son beau-père Jean Veyssière, qui est très malade, disparaît le 28 août, dans sa soixante- quinzième année.
Au village, les deux filles du couple , Marie-Louise et Jeanne, vont à la communale.
En 1927, l'aînée obtient brillamment son certificat d'études. Elle est ensuite, comme beaucoup de jeunes filles de son âge, louée dans des fermes de la région comme domestique agricole, car il est largement temps qu'elle gagne sa vie. En 1930, Antoinette, la plus jeune des soeurs Vigouroux, se marie avec Georges Gilbert. Ils auront quatre enfants.
Le 3 janvier 1934, Marie-Louise épouse Maurice Lafon, un jeune cultivateur natif de Chalvignac (15) . Neuf mois plus tard, le jour de la Toussaint - un jour de tempête de neige- le couple accueille son premier fils. A 42 ans, Berthe devient grand-mère pour la première fois. Le couple aura quatre autres enfants. Jeanne épouse quelques années plus tard Joseph Duport, naîtront quatre enfants. Berthe aura la joie de voir naître et grandir huit de ses neuf petits-enfants.

Puis arrive la deuxième guerre mondiale, et ses années terribles. Le gendre, Joseph, est mobilisé, puis fait prisonnier en Allemagne. Son épouse Jeanne et leur fils aîné ne le reverront qu'après la guerre.
La France est libérée, et le 8 mai 1945 on signe l'armistice. Le fin de l'année sera bien morose pour Berthe et ses sœurs, qui disent adieu à leur mère. Anna Ducher, veuve Vigouroux, s'éteint le 26 décembre 1945, à 77 ans. Le temps passe et Pierre-Gabriel, qui atteint les 65 ans , peut faire valoir ses droits à la retraite.
Mais il ne gagne pas grand-chose, malgré tout une vie de labeur. Il s'en confie à sa fille ainée : " Ma pension est trop maigre, on n'a pas assez pour vivre. Je dois reprendre l'estive. " Et Pierre-Gabriel remonte au buron, il reprend ce travail qu'il a fait toute sa vie. Mais le travail est rude pour un homme de son âge, de faible constitution. Le 18 juin 1954, il s'écroule. '' Quand je les ai vu arriver avec une charrette transportant un corps, m'a raconté Marie-Louise, j'ai tout de suite compris ''. Désormais veuve, Berthe s'habillera exclusivement de noir. Elle ne portera plus, tout le reste de sa vie, que de longues robes noires.


En décembre 1958, à 66 ans, Berthe devient arrière-grand-mère pour la première fois. Ses descendants, vivant près de Saint-Vincent ou à Paris, prennent plaisir à lui rendre visite quand ils le peuvent, et elle les reçoit avec joie dans sa modeste petite maison au chas de la rampe, à l'entrée du village.
En 1966, sa sœur ainée Félicie, qui vivait à Mauriac et ne s'est jamais mariée - probablement en raison de ses problèmes mentaux- meurt à l'âge de 75 ans. Nouveau coup dur deux ans plus tard, sa cadette Justine Vigier s'éteint à Paris à l'automne 1968. Berthe, à quatre-vingt ans passés, vit toujours à Saint-Vincent. On aperçoit régulièrement dans le bourg sa silhouette noire, été comme hiver.

En 1977, elle a la tristesse de perdre son gendre, Maurice. Elle dira à ses petits-enfants que c'est plutôt elle qui aurait dû partir. Le poids des ans se fait sentir, et Berthe, diminuée, doit se résoudre à aller vivre chez sa fille ainée, qui vit à quelques dizaines de mètres de là, dans le bas du bourg. Marie-Louise possède une grande maison, en face du château de la Borie - qui appartient depuis des siècles à la famille Dufayet de la Tour. C'est un ancien hôtel- bar-tabac, appartenant auparavant à la famille Tible, qu'on appelait '' chez la Menette".
Nous sommes le 23 janvier 1980. Ce matin-là est particulier pour Marie-Louise. Tout d'abord, parce que c'est le jour de ses soixante- cinq ans. Mais y pense-t-elle vraiment ? Lorsqu' elle entre dans la chambre de Berthe, elle est parcourue d'un frisson. La vieille dame repose au fond du grand lit, dont elle est à peine sortie depuis des mois. Mais aucun bruit ne se fait entendre, sa poitrine ne se soulève pas. Son visage est livide, et sa main glaciale.
Berthe est morte.

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