
En ce début de printemps 1722, Louis XV s'apprête à devenir roi de France et de Navarre, nous sommes au temps de la régence du duc d' Orléans, qui s'achèvera en octobre. Au village de Lherm, sur la paroisse de Chalvignac, la vie suit son cours, tout comme la Dordogne qui coule en contrebas. Il fait encore frais, les troupeaux paissent sur les flancs escarpés de la montagne. C'est là que vivent mes ancêtres Jean Delmas et Antoinette Delcouderc, entourés de leurs enfants. Un évènement vient aujourd'hui troubler le calme habituel du logis des Delmas: la colère du père Delmas est homérique, tout comme la raclée qu'il administre - n'en doutons pas - à son coquin de fils, Jacques.


Jacques Delmas est né à Lherm le 30 avril 1695. Fermier comme tous les membres de sa famille, il vit au village de Lherm depuis toujours. Il cohabite avec ses parents, et ses nombreux frères et sœurs. Le courroux du père de famille est dû à ce que vient de lui annoncer Jacques : la voisine est enceinte de ses oeuvres. Cette gueuse de veuve Lascombes, qui a bien deux fois son âge ! Et que va dire le curé Pomeyrol ? Car il va forcément l'apprendre !
À l'époque, dans ce genre de situation, on n'avait guère le choix. La sagesse recommandait d'épouser la fautive pour sauver l'honneur. Ce n'est pourtant pas ce qui va se passer. La veuve Lascombes, Alix Delmas de son nom de baptême, est une femme d'environ quarante ou quarante-cinq ans qui vit à Lherm. Ses parents l'ont mariée en 1702 à François Lascombes, qui lui a donné deux fils avant de mourir, il y a de cela plusieurs années. La solitude aidant, est arrivé ce qui est arrivé. D'ailleurs, est-ce arrivé une seule fois, ou bien Jacques et Alix étaient-ils amants depuis longtemps, lorsque l'irréparable s'est produit ? Qu'importe, le résultat est le même : un bâtard va naître de ses oeuvres. Cette gourgandine ne pouvait-elle pas tenir sa langue, à défaut de tenir ses jupes fermées ? La paternité de Jacques ne semble faire aucun doute.
Il faut dire que sous l'Ancien Régime, les femmes célibataires ou veuves avaient l'obligation de déclarer leurs grossesses, depuis un édit d' Henri II datant de 1556, renforcé par une ordonnance de Louis XIV en 1708. Le but était de lutter contre les infanticides. Jugez plutôt.

Le document commence ainsi : " Édit du roi Henry II qui prononce la peine de mort contre les filles, qui ayant caché leur grossesse & leur accouchement, laissent périr leurs Enfans sans recevoir le baptême". Alix n'avait donc pas le choix, et comme on s'en doute, les mauvaises langues vont bon train au village, la réputation des Delmas est un peu écornée. On pourrait donc supposer que Jacques s'apprête à épouser sa maîtresse et à légitimer l'enfant. Il n'en fera rien.
La grossesse arrive à son terme, et le 12 juin 1722, tôt le matin, Alix accouche. Si la naissance se passe bien, il y a tout de même un petit imprévu : c'est non pas une, mais deux petites filles qu'elle met au monde: des jumelles ! Le jour même sont baptisées Gabrielle et Marie-Gabrielle Delmas, filles de Jacques Delmas et Alix Delmas. L'acte est rédigé par le curé Pomeyrol, qui donne toutes les précisions utiles.

" Le douzième jour du mois de juin mil sept cent vingt deux ont été baptisées Gabrielle Delmas et autre Marie-Gabrielle Delmas, filles naturelles de Jacques Delmas, fils de Jean Delmas et d'Anthoinette Delcouderc du village de Ler (Lherm), et d'Alix Delmas veufve de François Lascombes dudit village de Ler, suivant le rapport avec serment de ladite Delmas, nées le même jour environ six heures du matin." L'acte de baptême rédigé par le vicaire Guillaume Pomeyrol confirme bien qu' Alix a fait sa déclaration de grossesse auprès des autorités.
Les deux petites filles grandissent à Lherm auprès de leur mère et de leurs frères aînés. Jacques, leur père, vit juste à côté. Le 28 février 1724, il convole en justes noces avec Florence Meylheuc, du même village. C'est sans doute un meilleur parti pour lui, elle est jeune et lui donnera de beaux et nombreux enfants.
Le 16 juin 1725, Gabrielle Delmas, l'une des jumelles , meurt à l'âge de trois ans. Deux mois auparavant, Jacques est devenu père d'un fils légitime, Jean Delmas. Tout ce petit monde habite au village de Lherm, on imagine la tension qui pouvait régner entre les deux familles Delmas... Jacques et son épouse Florence n'ont, semble-t-il, eu qu'un fils unique. Et ainsi, entre rancoeurs, jalousies ou indifférence, les années passent.
La mère de Jacques disparaît à l'automne 1727, le vieux Jean s'éteindra bien des années plus tard à un âge canonique. Alix marie son fils Antoine Lascombes en 1726, il lui donnera plusieurs petits-enfants qui grandiront tous au village de Lherm. Marie-Gabrielle Delmas, la petite bâtarde, épouse le 11 février 1756 Antoine Cellier, un jeune laboureur récemment veuf. L'acte de mariage précise qu'elle est la " fille naturelle de Jacques Delmas et Hélix (=Alix) Delmas", ce qui semble indiquer qu'on ne lui a jamais caché qui était son véritable père.

Alix Delmas s'éteint, "munie des sacrements", le 17 mars 1764, à l'âge - estimé - de 80 ans. Son neveu Pierre Lascombes l'accompagne à sa dernière demeure le lendemain. Jacques Delmas, quant à lui, décède à Lherm le 8 février 1767, dans sa soixante-douzième année

Marie-Gabrielle, leur fille naturelle, a passé toute sa longue vie à Lherm. Devenue veuve en 1781, elle connaîtra la période trouble de la Révolution. Elle s'éteint sur sa propriété du village de Firmigoux le 22 Fructidor an XII (9 septembre 1804), à l'âge de 82 ans.


Une histoire passionnante ! Quelle chance, ce curé qui donne toutes ces informations ! Je n'ai encore jamais croisé de mention des déclarations de grossesse.
En revanche, aux Pays-Bas, il était d'usage d'indiquer que "aux dires de la mère, le père de l'enfant est UNTEL" - ce qui peut aussi donner quelques pistes.