Guillaume et Marguerite, les vieux mariés d'Anglards
- houelse
- 11 janv. 2024
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Le 19 juillet 1817, les rayons du soleil couchant luisent sur la rivière Dordogne, qui coule paisiblement en contrebas du bourg de Chalvignac, à l'extrême limite entre Cantal et Corrèze. Au hameau de Bellauride, à l'ombre des ruines du château de Miremont, où sa famille est implantée depuis près de deux siècles, Pierre Lafon , cultivateur de quarante-trois ans, est soulagé : sa femme, Gabrielle Benoît, vient de mettre au monde leur troisième enfant. Le couple s'est marié un peu sur le tard, en décembre 1811. Ce sont des cultivateurs besogneux. Après Anne (née en 1812), et Antoine ( né en 1814), le père, qui déclare la naissance dès le lendemain, choisit le prénom de Guillaume pour son nouveau-né.

Guillaume grandit auprès de ses parents et de sa fratrie à Bellauride, où il a la joie de voir naître une dernière petite sœur, Marie, en 1823.


Anne, l'aînée, épouse en mars 1835 Jean Reyx, un marchand de parapluies de Soursac, une commune de la Corrèze toute proche. Mariage qui fut de bien courte durée, puisque le 24 juillet suivant, Jean Reyx, en déplacement pour son travail, meurt à Marseille. Anne se remarie en 1837 avec Léger Grange, cultivateur de Soursac, où naîtront leurs nombreux enfants. Antoine se marie à son tour en 1838 avec Marie-Jeanne Delprat, le couple aura quatre enfants, et après quelques années passées à Chalvignac, ira s'installer à Arches, une proche commune du Cantal. Marie, la petite dernière, épouse en 1842 Blaise Duport, cultivateur de Soursac. Ils auront six enfants.
Seul Guillaume demeure au village, près de ses parents, qui se désolent sûrement de voir qu'à trente ans, il est toujours célibataire. Les autres ont quitté le village, c'est donc logiquement lui qui devrait prendre la succession de la ferme. Il leur faudra encore patienter quelques années.
Guillaume finit par trouver sa promise. Au printemps 1851, on célèbre les fiançailles et les bans sont publiés. La noce est prévue pour le 1er mai, jour où Guillaume Lafon unira sa vie à celle de Marguerite Bancharel.
Cette dernière a quarante-et-un ans. Elle vit avec sa mère au hameau du Peil, sur la commune d'Anglards-de-Salers (15) où elle est née le 14 août 1809. Sa mère, Jeanne Bancharel, veuve Bancharel, se réjouit sûrement beaucoup de cette union, tardive pour l'époque. Son père, Martin Bancharel, qui était charpentier, est décédé depuis plusieurs décennies. Marguerite semble avoir toujours vécu auprès de sa mère. Ses deux parents portaient le même patronyme. En effet, Jeanne Bancharel, prématurément veuve en premières noces, a épousé un de ses cousins éloignés en 1807. En effet, comme on peut le voir sur cette image, ils avaient un couple d'arrière-grand-parents en commun

Les noces sont célébrées le 1er mai 1851 en la mairie et en l'église d'Anglards. L'adjoint au maire, Guillaume Lafarge, procède à la cérémonie civile à neuf heures du matin, et rédige l'acte de mariage, qui est long et détaillé. Les parents du marié, toujours en forme à 78 et 71 ans, sont ''présents et consentants''. La ''future'' vit au Peil avec sa mère, âgée de 68 ans. Son père y est décédé le 24 janvier 1842. L'adjoint demande ensuite aux époux '' s'ils veulent se prendre pour mari et femme'' et ''chacun d'eux ayant répondu séparément et affirmativement'', les époux précisent qu' aucun contrat de mariage n'a été passé. Les témoins ne sont pas des membres de la famille, et seul Guillaume signe l'acte avec eux.
Guillaume s'installe à Anglards avec son épouse. Le 29 décembre 1852 naît leur fils unique, Pierre Lafon. Gabrielle, la grand-mère paternelle, meurt en 1853. Le petit Pierre a tout juste cinq ans lorsque son grand-père disparaît à son tour, au tout début de l'année
1858. Suite à cela, la famille part vivre à Bellauride, le fief des Lafon; la grand-mère maternelle, Jeanne Bancharel, les a suivis, elle y termine sa vie le 14 avril 1860.

En 1872, Pierre est convoqué au régiment, il part accomplir son service militaire. Sa fiche matricule nous apprend qu'il a '' les cheveux et les sourcils noirs, les yeux châtains, le front découvert, le nez fort, la bouche béante (?), le nez pointu et le visage allongé ''. Il est incorporé au '' 141ème de ligne'' le 24 mars 1874. Il ''passe dans la disponibilité '' le 26 novembre 1874, " étant devenu fils aîné de veuve ''. En effet, son père, Guillaume, est mort à Chalvignac le 28 juillet, à 57 ans. Pierre revient donc au village pour s'occuper de l'exploitation. Sa mère a maintenant 65 ans, et sans doute besoin d'un sérieux coup de main.

Des projets de mariage sont évoqués, et le 3 février 1875, tout juste âgé de 22 ans, il épouse Elisabeth Dufayet, née au Vigean le 28 février 1843. Le couple vit à Chalvignac, et donne naissance à deux enfants : Auguste (1875-1915) et Marie (1878-1949). Ils partent ensuite vivre à Mauriac, où un troisième petit doit naître à l'automne 1880, mais un drame va bouleverser la vie de la famille : Pierre Lafon meurt brutalement le 12 avril 1880. Marguerite a la douleur de perdre son fils unique. Elle recueille sa bru et ses trois petits-enfants, qui viennent s'installer à Bellauride. Elle aura la satisfaction de passer ses dernières années auprès d'eux. À soixante-et-onze ans, elle se dit peut-être qu'il ne lui reste guère de temps pour voir grandir sa descendance. En se mariant à un âge aussi avancé, elle n'aurait peut-être jamais pensé connaître un jour ses petits-enfants. Le temps passe, sûrement bien trop vite, les petits grandissent. Auguste sera bientôt en âge de partir au régiment, Marie va sur ses quinze ans, et le petit Firmin, qui vient de faire sa communion solennelle, en aura treize à la fin de l'année.
À quoi pense-t-elle, Marguerite, au coin de son feu, à l'abri de son cantou par cette froide soirée du 16 janvier 1893? À son pauvre père, parti depuis longtemps, qui montait sur les toits pour gagner son pain? À sa pauvre mère, qui a connu bien des épreuves au cours de sa longue vie, et dont elle a accompagné les derniers instants il y a à présent plus de trente ans? À son Guillaume, parti trop vite ? À son fils unique, qui n'a pas eu le temps de vieillir ?
Les morts hantent sa mémoire, mais les vivants occupent ses journées, sans doute. Ces trois mômes sont sa seule famille. Il est tard et ils dorment, une longue journée de travail les attend demain. En cette fin de siècle, ils représentent l'avenir. Ils auront une vie moins dure que nous, se dit-elle peut-être, grâce au progrès. Il est vrai que dans le siècle qu'elle vient de traverser, bien des bouleversements ont eu lieu, et ce n'est peut-être pas terminé. Elle est pleine d'espoir pour cette nouvelle génération qui vivra une belle époque. Elle remet une bûche au feu, puis, discrètement, gagne son lit, au fond de la pièce. Elle sourit en pensant au bonheur futur de ses petits-enfants, puis ferme les yeux pour la dernière fois.


J'aime cette représentation familiale évoquée par touches délicates. Bravo