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Le prisonnier d'Aniane

  • houelse
  • 20 mai
  • 5 min de lecture

En ce 8 août 1904, la région lyonnaise est écrasée de chaleur. Au 26 rue de la République, il fait déjà très chaud dans l'appartement d' Antoine Billard. Sa femme Valentine vient de perdre les eaux et s'apprête, dans la touffeur exceptionnelle de cette matinée d'été, à donner naissance à leur premier enfant. C'est un garçon qui vient au monde à neuf heures et demie. 

Le lendemain, dans un des bureaux de l'hôtel de ville d'Oullins, Antoine précise à l'adjoint au maire qu'il donne à son premier-né les prénoms d'André, Firmin. Natif de  Saint-Symphorien-des-Bois, en Saône-et-Loire - et cousin de mon arrière-grand-père - Antoine Billard avait délaissé son métier de cultivateur ainsi que le domaine familial du Plâtre pour un emploi de manœuvre au P.L.M. (compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée), comme son oncle Jean-Marie Morel. Il y était entré trois ans plus tôt. 

  Domicilié à Oullins, ce jeune rural devenu urbain  y épouse en 1903 Valentine Legrand, native d'Olargues dans l'Hérault, mais dont la famille réside à Oullins. André Billard vient de naître, il l'ignore encore, mais dans une quinzaine d'années il aura l'occasion de connaître le département natal de sa mère, il y résidera même durant quelques années, dans des circonstances plutôt sombres. 


 Après la naissance d'André, Antoine et Valentine accueillent Alice en 1907 et René en 1909. La famille Billard vit à présent au 42 rue de la gare lorsque la guerre éclate. Antoine est "considéré comme appelé sous les drapeaux" mais " maintenu à son emploi du temps de paix au titre des sections du chemin de fer de campagne". Il n'ira donc pas servir de chair à canon dans les tranchées, comme tant d'autres hommes de sa génération. La paix revient et à Oullins, la vie suit son cours. Si Alice et René vivent une jeunesse plutôt banale, leur aîné André ne donne guère satisfaction à ses parents. Il est considéré comme ayant des "antécédents mauvais sous tous les rapports". De chapardages en petites arnaques, il finit par être arrêté et passe en jugement. Le 13 août 1920, alors qu'il a tout juste seize ans, le tribunal pour enfants de Lyon le condamne pour "abus de confiance" en vertu de l'article 66 du code pénal ; le verdict tombe: André sera enfermé à la colonie pénitentiaire d'Aniane, dans l'Hérault. Il est censé être libéré définitivement le 8 août 1925, jour de sa majorité. 


Cette colonie a été créée en 1886, sur le site d'une ancienne abbaye. On y incarcérait des mineurs de 16 à 21 ans, afin de les remettre dans le droit chemin, en leur offrant la possibilité de suivre une formation professionnelle, généralement dans le domaine industriel. André Billard pénètre dans la colonie d'Aniane le 6 octobre 1920. Le jeune garçon aux cheveux châtains clairs et aux yeux marron y promène certainement un regard angoissé dans la large cour d'honneur, où trônent des palmiers aux troncs massifs. Les cicatrices sur ses phalanges et son index déformé indiquent un goût prononcé pour la bagarre. 


Extrait de la Dépêche du Berry, 25 octobre 1923
Extrait de la Dépêche du Berry, 25 octobre 1923

Les conditions de vie à Aniane sont rudes, et les punitions sévères. Il y a régulièrement des agressions, des rébellions et parfois même des évasions. André en fut sans doute le témoin. En janvier 1923, deux détenus de son âge, Ulysse Sohier et René Rigou, agressent violemment un surveillant à coups de pelle, puis s'évadent . Rattrapés par la justice, ils finiront en prison. Ces deux-là ne seront pas sauvés. " Les pauvres gosses emprisonnés dans les colonies pénitentiaires sont souvent transformés en petits martyrs. La société est impitoyable à l'égard de l'enfance abandonnée", pouvait-on lire en décembre 1924 dans l'Humanité, en introduction d'un article relatant l'évasion de quinze prisonniers. À cette date, André Billard avait déjà quitté Aniane. 

En effet, le fils du paysan devenu cheminot semble s'être remis sur les bons rails. Sa conduite à la colonie est " très satisfaisante", et ses moeurs "sans remarques défavorables". Il y obtient son certificat d'études et apprend le métier de mécanicien. Sur son dossier d'écrou, à la question " est-il sorti de l'établissement suffisamment corrigé et peut-on espérer qu'il se conduira honnêtement au-dehors?", il est répondu "oui". André Billard est donc libéré provisoirement le 31 mars 1922. 

 

Désormais loin de l'enfer d'Aniane, on peut imaginer qu' André Billard mena une vie rangée. Ce ne fut pas le cas. Après quelques mois passés chez ses parents, il se présente le 4 janvier 1923 à la mairie de Saint-Genis- Laval, pour s'engager dans l'armée. Volontaire pour quatre ans, il est enrôlé au 140ème régiment d'infanterie, puis au 6ème bataillon de chasseurs mitrailleurs. À Lyon, le 13 août 1924, le Conseil de Guerre le condamne à un an de prison avec sursis pour " outrage par paroles envers un officier supérieur", avec cependant des circonstances atténuantes. Le reste de sa carrière militaire se passe sans heurt.


De septembre à novembre 1925, il est envoyé au Maroc, où la guerre du Rif fait rage. Les armées françaises et espagnoles combattent avec férocité les troupes berbères menées par Abdelkrim. Les rebelles capituleront finalement en 1926. André est libéré de son engagement militaire en janvier 1927 et regagne ses foyers. A-t-il trouvé dans la canicule des djebels en guerre son utilité en ce monde, un sens à sa vie? Rien n'est moins sûr.


En 1931, il vit à Oullins avec ses parents et sa sœur Alice, qui est employée de banque au Crédit Lyonnais. Il travaille comme ajusteur pour l'entreprise agricole Thessonier. Il n'y restera guère de temps, et la suite de sa vie sera faite d'errances diverses. À l'automne 1931, il se trouve à Grenoble où il est condamné pour vol. En 1932, il travaille sur un chantier naval de La Seyne-sur-Mer. 


Il est peut-être présent au mariage de sa sœur en 1933 avec Jean Large, ainsi qu'au baptême de sa nièce Simone, née en 1935. En 1936, André vit à Bourges, avant de revenir à Lyon où il est condamné en novembre à huit jours de prison pour vagabondage. Le tribunal correctionnel de Lyon le condamne à nouveau, en 1938, pour vagabondage et mendicité. En 1939, la guerre éclate, André, mobilisé le 2 septembre, rejoint son régiment. 

Extrait du journal Lyon Républicain du 19 novembre 1936
Extrait du journal Lyon Républicain du 19 novembre 1936

Mais à à peine quarante ans, l'ancien "colon" d'Aniane ne s'est pas débarrassé de ses démons: très abîmé par la vie, il connaît de nombreux problèmes de santé : le médecin militaire diagnostique un souffle systolique et de graves problèmes oculaires: il n'y voit pratiquement plus de l'oeil gauche. Sans surprise, André est " reformé definitif n°2" , et renvoyé dans ses foyers le 20 février 1940. Démobilisé et désoeuvré, André mène de nouveau une vie d'errance. Le 4 octobre 1940, il agresse un cantonnier à la gare d'Oullins et est immédiatement arrêté. 

Un article du journal Le Salut Public du 18 février 1942 nous apprend qu'André Billard est de nouveau arrêté pour vagabondage. Sans profession et désormais sans domicile fixe, il sombre dans une déchéance fatale. 


Hiver 1954: un glacial hiver frappe la France et l'abbé Pierre vient de lancer son appel. André, très affaibli, est transporté à l'hôpital de l'Antiquaille, dans le cinquième arrondissement de Lyon. Alors qu'il sent la vie quitter son corps, a-t-il des regrets ?  Les douze coups de minuit ont sonné, il y a déjà près d'une heure. Nous sommes le 19 février 1954, André rend son dernier souffle. On l'inhume trois jours plus tard. 


La colonie d'Aniane, sous un autre nom et d'une façon qui se voudra plus humaine, continuera à fonctionner jusqu'en 1993. 


Depuis soixante-dix ans, dans la quiétude d'un cimetière de l'agglomération lyonnaise, repose en paix la dépouille du jeune révolté qui sera resté toute sa vie le prisonnier d'Aniane. 

































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