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Jean-Marie Thuret, le paysan qui a traversé les époques

  • houelse
  • 5 déc. 2023
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 15 déc. 2023




C'est ainsi que je l'imagine, mon arrière-arrière-grand-père Jean-Marie Thuret. Nous sommes au début du printemps 1920, il fait encore bien froid, mais le soleil de ce début d'après- midi réchauffe l'entrée de sa petite maison de pierre jaune. Assis , un peu voûté, sur une chaise paillée installée devant sa porte, les deux mains appuyées sur le pommeau de sa canne de gros bois noueux, il médite peut-être sur sa longue vie. Un chapeau orne son crâne quasiment chauve, où subsistent encore quelques cheveux blancs. Des yeux clairs, encadrés par une forêt de rides, observent les monts du Brionnais qui l'entourent.  Une large moustache recouvre les contours ridés de sa bouche édentée, sur laquelle se dessine parfois un sourire lorsqu'il repense aux bons souvenirs du passé. Puis le sourire disparaît, quand il revient au temps présent, à la France qui panse encore ses blessures un an et demi après l'armistice. Drôle de période que l'on vient de vivre. Et des époques, Jean-Marie, il en a traversé un bon paquet. Il en a vu passer des rois, des présidents, et même un empereur. Des guerres aussi, il y en a eu. L'histoire se répète. Je vais vous raconter la longue vie de Jean-Marie Thuret, le vieux paysan qui a traversé les époques.





Jean-Marie a vu le jour au hameau de Millerau, à Saint-Symphorien des Bois ( Saône et Loire). Ce village du Brionnais fait à l'époque partie du royaume de France. Louis-Philippe règne sur le pays. Le 20 septembre 1836,  à cinq heures du soir, Marcelline Burtin, 43 ans,  donne naissance à son neuvième et dernier enfant.  Etienne Thuret, son mari cultivateur âgé de 44 ans, déclare la naissance le lendemain. Ne sachant écrire, il ne peut signer l'acte.Lorsqu' il naît, Jean-Marie a sept frères et sœurs encore vivants. L'aînée, Jeanne, a déjà 21 ans. Son père, Etienne, qu’il connaîtra bien peu, est né au village le 12 février 1792 ( de Claude Turret et Jeanne Perrier) au début de la Révolution Française, avant l’instauration du calendrier républicain qui donne tant de fil à retordre aux généalogistes. Ce dernier meurt brutalement le 3 septembre 1837, alors que Jean-Marie n’a pas un an. Sa mère, Marcelline Burtin, est née à Saint-Julien de Civry (71) le 4 novembre 1793 (de Jean-Claude Burtin et Jeanne Lamy).


La brave Marcelline ne se remariera jamais, elle a bien autre chose à faire. Elle trimera courageusement pour élever sa marmaille. Déjà, les plus grands quittent la maison, placés comme domestiques dans des fermes des environs. Puis quittent le village pour se marier et fonder une famille.Le roi des Français, Louis-Philippe, abdique au début de l'année 1848. La 2ème République est alors proclamée. Revivra-t-on la Terreur instaurée par Robespierre après la Révolution ? Pour l'heure, la France a un président nommé Bonaparte.En 1851, Jean-Marie vit auprès de sa mère, qui est recensée comme cultivatrice. Sa sœur cadette, Louise,  25 ans, habite avec eux au hameau de la Taurauderie, où elle est couturière. Les troubles politiques agitent de nouveau le pays. Le 2 décembre 1851, on entend parler de coup d'état. Un an plus tard, le président Napoléon devient empereur, comme le précédent, au début du siècle. Est-ce qu'il finira aussi en exil? Le Second Empire semble perdurer.Dans le Brionnais, les années s'écoulent paisiblement . Jean-Marie, qui a passé la trentaine, a quitté son village natal et s'est installé avec sa mère Marcelline à Curbigny, un village voisin, où il est cultivateur. L'heure est venue de songer à se marier. La promise s'appelle Marguerite Billard, elle a 24 ans. Son père, Jean Billard, 66 ans, est charpentier et cultivateur à Saint-Symphorien. Sa mère, Claudine Fayolle, n'est plus de ce monde depuis 1852.Les bans sont publiés, un contrat de mariage est passé devant Maître Dallery, notaire à La Clayette (71), et, le 19 février 1868, Jean-Marie épouse Marguerite. Célébrer le mariage de son plus jeune fils, auprès de qui elle a passé les dernières décennies, sera, peut-être, la dernière grande joie de Marcelline, puisqu'elle disparaît le 24 septembre 1868, à presque 75 ans. Jean-Marie et son frère ainé Pierre, qui est cabaretier à La Clayette, déclarent le décès le  lendemain en mairie de Curbigny.Jean-Marie et sa jeune épouse retournent vivre à Saint-Symphorien, à la Taurauderie, où naît leur fils aîné. Laurent Thuret - mon arrière-grand-père, voit le jour le 17 août 1870, à six heures du matin. A-t-il été ainsi prénommé en hommage à son oncle paternel Laurent Thuret, qui serait aussi son parrain ? Rien ne permet de l'affirmer, mais c'est très probable. Quelques jours plus tard, la Troisième République est proclamée.La famille déménage ensuite pour s'installer au hameau des Rondets, où, le 4 février 1873, naît un second fils, Claude-Marie Turet. Jean-Marie signe également '' Turet '' , sans h. Chose étonnante, car le frère ainé Laurent, ainsi que tous ses descendants, s'appelleront ''Thuret'' avec un h. Les frères T(h)uret grandissent à Saint-Symphorien, dans les balbutiements de la nouvelle République. Jean-Marie, Marguerite et leurs deux fils sont cultivateurs. Le 24 janvier 1890, le grand-père maternel, Jean Billard, meurt dans sa quatre-vingt-huitième année.


A la même période, Jean-Marie Thuret voit ses deux garçons qui entament la vingtaine . Laurent, l’aîné, part au régiment et accomplit son service du 14 novembre 1891 au 27 septembre 1894, avant de passer dans la réserve de l’armée active.

Claude-Marie, le cadet, qui souffre d’un goitre, est « ajourné pour faiblesse » 

De retour au pays, les deux frères reprennent leur métier de cultivateur. Les années passent, et la soixantaine approche pour Jean-Marie. Ses deux fils atteignent la trentaine.


Laurent, l’aîné, se marie le 19 novembre 1901, à Montmelard (71) avec Claudine-Marie Durix. Le couple s’installe à Saint-Julien de Civry (71). Un an et trois jours plus tard, le 23 novembre 1902, Jean-Marie a la joie de devenir grand-père : une petite fille, prénommée Clémence, voit le jour au foyer de Laurent et Marie. Six autres enfants viendront, entre 1904 et 1920, agrandir la fratrie. Deux ans et deux jours après son aîné, le 21 novembre 1904, Claude-Marie épouse, à Saint-Symphorien, Marie Perrin. Ces derniers auront trois enfants (Fanny, Claude et Auguste) que Jean-Marie voit souvent, car ils habitent aussi à Saint-Symphorien.






Le 2 août 1914, la guerre est déclarée : c’est la mobilisation générale. Laurent est mobilisé et part immédiatement ; le cadet, quant à lui, quitte la région en novembre pour partir au front. Jean-Marie voit ses deux fils partir la mort dans l’âme, laissant derrière eux femmes et enfants. Dieu merci, tous les deux reviendront en un seul morceau. Claude-Marie, qui se bat à Salonique (actuelle Grèce) n’est pas blessé  mais tombe gravement malade : il contracte le paludisme et est « évacué d’urgence ». Son aîné, lui, revient au village comme « détaché agricole » en 1917. La vie reprend et, le 19 janvier 1918, tandis que dans les tranchées, la boucherie continue, Laurent Thuret devient père d’un sixième enfant : c’ est une fille –ma grand-mère- qui se prénomme Marguerite-Marie. La guerre finie, la vie reprend son cours. Jean-Marie s'apprête, pour la dixième fois, à devenir grand-père : Laurent et Marie attendent un septième enfant, qui doit naître dans environ un mois.


Ainsi s’égrènent, plus ou moins nettement, ses souvenirs.L'après-midi s'achève peu à peu. Demain, peut-être, Claude-Marie viendra avec les garçons, pour aider au jardin, donner un coup de bêche, arracher quelques herbes. Les rhumatismes de Jean-Marie l'empêchent d'entretenir son potager autrefois si fécond.Le soleil se retire peu à peu, la nuit fait son approche et le froid commence à tomber.  Depuis l'intérieur de la maison lui parvient le bruit d'un pas traînant, le  loquet se fait entendre, puis le grincement de la porte. Une voix un peu cassée, chevrotante, l'exhorte à rentrer se mettre au chaud. Il commence à se faire tard, la nuit va tomber.  Le vieux se lève en s'appuyant sur sa canne, et se dirige lentement vers l'entrée. Le pas est moins assuré qu'à l'époque de ses vingt ans, c'est rien d'y dire. Ses sabots raclent le sol, il pousse la porte qui grince à nouveau. Il pénètre dans son foyer où l'accueille l'odeur réconfortante et familière d'un feu de bois qui brûle vaillamment dans l'âtre depuis les premières lueurs de l'aube. Elle est là qui l'attend, sa bonne vieille, elle aussi tannée par les ans. En ont-ils connu, des joies et des misères, en cinquante-deux ans de vie commune ! Sont- ils chanceux, d'être encore côte à côte, tous les deux, alors que tant de gens de leur génération sont six pieds sous terre depuis des lustres !Jean-Marie se retourne pour jeter un dernier regard sur les monts boisés qui ont constitué le décor de sa longue vie. Peut-être est-ce la dernière fois qu'il contemple ce paysage familier. Il referme doucement la porte.




ÉPILOGUE


Cet enfant à naître, il ne le connaîtra jamais. Jean-Marie s’éteint à Saint-Symphorien le 2 mai 1920, dans sa quatre-vingt-quatrième année. Sa veuve, Marguerite, le rejoint deux ans plus tard, le jour de Noël 1922. Le dernier-né des petits-enfants sera un garçon, qui viendra au monde le 7 juin 1920. Il portera le prénom de Jean-Marie , en hommage à son grand-père récemment décédé. Comme lui, il aura une longue vie, et traversera bien des époques. Né dans une France qui se remet des horreurs de la Grande Guerre, il connaîtra les tumultes des années 1930, la troisième République moribonde, la drôle de guerre, les années noires de l’occupation, les Trente Glorieuses, la guerre en Indochine et en Algérie, mai 1968, il verra comme son grand-père défiler les régimes et les présidents. A-t-il, lui aussi, médité sur sa longue vie au seuil de sa maison, le dos chauffé par un rayon de soleil printanier ? Ayant vu le jour sous Deschanel, il connaîtra la France de Macron, avant de s’éteindre centenaire en octobre 2021. Est-ce donc cela, que nous enseigne la généalogie, recherche de la petite histoire à travers la grande : que la vie n'est qu'un éternel recommencement ? Je laisse au lecteur le soin de se faire sa propre idée.

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