Mon arrière-arrière-arrière- grand-mère Jeanne-Marie Bajard est née à Baudemont (Saône et Loire) le 4 novembre 1815. Son père, Benoît Bajard, cultivateur, vit le jour à Gibles (71) le 19 décembre 1776, de l'union de Philibert Bajard (1738-1806) et Claudine Chevalier (1743-1813). Le 12 février 1809, il épousa Marie Roche, née à '' Bosdemont '' le 9 juillet 1776. Un an plus tard, Marie se trouva enceinte de leur premier enfant, qui devait naître à l'automne. Et le 17 novembre 1810, les premières contractions commencèrent. Hélas, le cauchemar aussi. L'ombre de la Faucheuse planait, la créature immonde se rapprochait inexorablement ; la petite fille naquit morte. On ne lui donna même pas de prénom. Marie ne survécut pas à son accouchement et mourut le même jour.

Quelques mois plus tard, le 5 juin 1811, Benoît Bajard épouse en secondes noces Jeanne Gayot, née à Mussy-sous-Dun (71) le 2 janvier 1786. Elle est la fille de Jean Gayot, cultivateur à Mussy, et d'Antoinette Janet, décédée. Le couple a deux fils : François ( né en 1812) et Claude ( né en 1814) , avant d'accueillir Jeanne-Marie. Une deuxième fille, Benoîte, rejoint la fratrie en septembre 1817. La famille, qu'ils espèrent très nombreuse, vit à Baudemont, et se compose de quatre enfants éclatants de santé ( les trois aînés dépasseront les 80 ans). Vers 1818, ils déménagent et s'installent à Mussy, où le père travaille comme fermier. Hélas, tout enfant encore, Jeanne-Marie sentira s'approcher l'ombre méphitique de la Camarde, son haleine de soufre lui murmurant au passage : '' je ne viens pas pour toi, ce n'est pas encore ton heure.'' Elle sentira passer, tout près d'elle, le souffle de sa lame grinçante et aiguisée venue faucher l'âme de son père. Benoît Bajard quitte ce monde le 25 mars 1819, à seulement 42 ans. C'est son beau-frère, André Laroche, qui déclare le décès et signe l'acte.

Au début des années 1830, Jeanne Gayot vit avec sa fille à Baudemont, où elle est propriétaire. Cette dernière travaille comme ''aide de service ''. Le 8 août 1833, Jeanne-Marie épouse Claude Durix, cantonnier à Varennes-sous- Dun (71), où il est né le 25 septembre 1810. Son père, Benoît Durix, est présent. Sa mère, Jeanne Gueurce, n'a pas fait le déplacement. Le marié signe l'acte d'une belle écriture lisible. Les autres membres des deux familles ne savent pas écrire.

Le couple s'établit à Baudemont, où Claude exerce sa profession de cantonnier, et Jeanne-Marie travaille comme fileuse. Elle se retrouve rapidement enceinte, et redoute peut-être une nouvelle entrevue avec la Faucheuse. Dieu merci, tout se passe bien et le 24 décembre 1834, elle donne la vie à un garçon, qui est prénommé Benoît, comme ses deux grands-pères. Une soeur, Françoise, vient agrandir la famille le 27 avril 1836. Le 11 avril 1838 arrive une nouvelle fille, que l'on prénomme Jeanne-Marie, comme sa mère. Mais lorsque l'on s'y attendait le moins, la Faucheuse refait son apparition, et après un regard cruel pour la mère éplorée, fauche la jeune âme, qui n'aura passé que vingt-cinq jours en ce monde. Peut-être pour exorciser la peine, la petite sœur qui naît le 4 décembre 1839 est également prénommée Jeanne-Marie. Un frère, Jean-Claude ( mon arrière- arrière-grand-père) vient au monde le 21 juillet 1842. Une dernière petite sœur arrive le 19 janvier 1848, on la nommera Françoise, comme son aînée. Fils unique, Claude Durix est devenu père de famille nombreuse, c'est un fier patriarche.
Vers 1850, la famille déménage à Varennes-sous-Dun. Les grands-parents Durix y habitent. La Faucheuse les suit à distance et au printemps 1852, elle emporte la belle-mère, Jeanne Gueurce, 65 ans. Son époux Benoît Durix s'installe chez Claude et Jeanne-Marie, où la Mort vient le chercher le 27 novembre 1854. En février 1857, on célèbre un heureux événement : Jeanne-Marie et Claude marient leur première fille, Françoise, qui a 21 ans. Elle épouse Antoine Ray. Le mariage est rapidement fécond, et quelques jours avant Noël, Jeanne-Marie a la joie de connaître sa première petite-fille, qui s'appelle également Jeanne-Marie. Elle sera l'aînée d'une fratrie de quatre. Dans les années qui suivent, les enfants se marient les uns après les autres, donnant à Jeanne-Marie et Claude une nombreuse descendance: au total 23 petits-enfants, nés entre 1857 et 1894, que Jeanne-Marie aura le bonheur de tous connaître et voir grandir.
Son ennemie la Faucheuse les aurait-elle oubliés ? Certes non, car elle revient le 24 avril 1865: Jeanne Gayot - la mère de Jeanne-Marie- disparaît à l'âge de 79 ans, une longévité remarquable à une époque où l'espérance de vie des femmes est de 40 ans. Venue au monde quelques années avant la Révolution Française, elle s'éteint à la fin du Second Empire.
Jean-Claude, le plus jeune des fils, qui exerce la profession de cantonnier à Varennes-sous-Dun, se marie le 26 février 1870 à Saint-Racho (71). Il réussit l'exploit d'épouser une femme qui porte le même nom et le même prénom que sa mère : Jeanne-Marie Bajard ! En réalité, la future épouse est une petite-cousine de la future belle-mère, le terme exact est '' cousine issue d'issu de germain'' : comme on le voit sur cette illustration, leurs arrières- grands-pères respectifs, Simon Bajard et Catherin Bajard étaient frères. Elles ont pour arrière-arrière- grands-parents communs Philibert Bajard et Pierrette Durix.

Le couple, qui déménagera fréquemment entre Baudemont, Aigueperse (69) et La Clayette (71) aura quatre enfants ( dont mon arrière-grand-mère).
Le 4 novembre 1877, jour de ses soixante-deux ans, Jeanne-Marie a une sensation étrange; de loin, elle perçoit, une nouvelle fois, le bruit affreux de la faux. Son fils aîné Benoît Durix, qui s'est établi à Charlieu (42) avec son épouse Jeanne-Marie Tachon et leurs quatre enfants, vient de trépasser. Quatre années passent, et lorsqu' arrive le 1er janvier 1881, Jeanne-Marie a de mauvais pressentiments. Cette nouvelle année sera effectivement chargée en événements. Le 20 février, Françoise Durix - la fille cadette - épouse Antoine Chanrion. Après la joie de cette célébration, les mois qui suivent seront bien plus sombres. Le 4 mai, Jeanne-Marie Tachon, la veuve de son fils Benoît, rejoint son époux dans la tombe. Et le 7 novembre, sa bru homonyme, Jeanne-Marie Bajard, est emportée par la Faucheuse à seulement 38 ans. Veuf avec quatre enfants, son époux Jean-Claude se remarie l'année suivante avec Marie Goyard, qui lui donnera deux autres enfants.
Les années se succèdent et la Faucheuse repasse régulièrement. Si Jeanne-Marie est pour le moment épargnée, ce n'est pas le cas de son petit-fils Jean-Claude Durix, qui est arraché à sa famille à seulement onze ans, en août 1882, moins de neuf mois après le trépas de sa mère. Françoise Chanrion, la fille cadette, qui vit à Curbigny (71) et a une petite fille d'un an, s'apprête à mettre au monde son deuxième enfant. Bien entendu, la Mort sera de nouveau présente au rendez-vous. Un garçon naît le 14 décembre 1883, mais l'accouchement se passe très mal et après une douloureuse agonie d'une semaine, Françoise meurt à l'âge de 35 ans.
Jeanne-Marie a enterré trois de ses enfants. Implore-t-elle Dieu, dans ses prières, de mettre un terme à ses souffrances ? Supplie-t-elle, au cours de ses insomnies, la Faucheuse de cesser de la tourmenter, elle et sa famille ? Espère-t-elle, à bout de courage et en un lâche désespoir, être la prochaine sur la liste pour ne plus souffrir et qui sait, dans l'au-delà, retrouver ses chers disparus ?Toujours est-il que la famille connaîtra quelques années de répit.
En 1887, Jeanne-Marie et Claude ont la joie de devenir arrière-grands-parents. Au seuil des années 1890, ils vivent toujours à Varennes-sous-Dun. Jeanne-Marie sait que bientôt, dans quelques mois ou quelques années, la Faucheuse reviendra, et cette fois- ci, ce sera la bonne. La rencontre suivante a lieu le 7 février 1891. De nouveau, elle sent le souffle glacial à son oreille, la face hideuse de la Mort, tout près de son visage, et le murmure narquois: '' ce n'est pas ton heure''. La lame s'abaisse. Claude Durix, qui fut à ses côtés pendant cinquante-huit ans, gît, froid et raide, sa vieille âme a été emportée.
Le 1er mai 1895, Jeanne-Marie Durix, épouse Franc (sa deuxième fille) qui est épicière à La Clayette, est en train de jardiner dans son potager de La Chapelle-sous-Dun, lorsqu'elle s'effondre, raide morte, à 55 ans. Jeanne-Marie Bajard, veuve Durix, enterre son quatrième enfant. Et la Mort n'a pas terminé son jeu cruel. Elle revient en 1899 emporter deux de ses petits-enfants, âgés de 30 et 33 ans. Jeanne-Marie part vivre à La Chapelle sous Dun, probablement dans le famille de sa fille. À son âge - elle aura 84 ans à l'automne - Jeanne-Marie pourra-t-elle encore longtemps supporter toute cette souffrance ? Connaîtra-t-elle bientôt la délivrance dernière?

Un an plus tard, alors que l'on célèbre la fête nationale, elle pressent l'ultime rendez-vous pour bientôt. Le lendemain, sa vieille ennemie est à son chevet. Son heure est venue. Jeanne-Marie Bajard a-t-elle quitté ce monde paisiblement ? Son acte de décès, en date du 15 juillet 1900, ne le précise pas, mais je l'espère de tout coeur.

C'est rude pour commencer l'année !