Une vie bien remplie
- houelse
- 26 nov.
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En ce 18 novembre 1959, les habitants de la rue du Maréchal-Foch sont attristés d'apprendre la mort d'un de leurs voisins, ce vieil homme distingué qu'ils croisaient souvent. Au numéro 34, sa veuve, institutrice retraitée, est barricadée sur son deuil. Son époux Jean-Baptiste Vidal vient de s'éteindre. Leurs deux enfants, Pierre et Marie-Thérèse, sont là pour la soutenir. On ne verra plus passer la silhouette voûtée du vieux professeur. Les plus anciens élèves du collège de Meaux se souviennent de celui qui leur a enseigné les mathématiques. La plupart d'entre eux ignorent sans doute qu'avant d'être un respectable et exigeant professeur de mathématiques, il fut un fils de paysan, un jeune étudiant brillant, un infatigable bourlingueur, et un héros de guerre couvert d'honneurs. En somme, Jean-Baptiste Vidal a eu une vie bien remplie.
1/ L'étudiant brillant

Cousin germain de mon arrière-grand-père Gabriel Veyssière, Jean-Baptiste Vidal a commencé sa vie à huit heures du matin, le 29 juin 1882, sur la ferme familiale du village de Rochemonteil, au Falgoux. Lorsque Pierre-André Vidal descend à la mairie pour déclarer la naissance de son premier fils, il ne se doute pas encore que ce dernier mènera une vie peu banale. Le fermier et son épouse, Antoinette dite Marie Vidal, mariés depuis 1876, ont déjà deux petites filles: Célestine (5 ans) et Marie-Antoinette ( 2 ans). Un deuxième fils, Félix, voit le jour le 12 septembre 1884.

Hélas, il n'aura pas, comme son aîné, l'occasion de prouver sa valeur. Le 30 mai 1888, après une nuit d'angoisse passée à le chercher, on retrouve son corps dans le Mars; le pauvre enfant, en voulant cueillir des fleurs après avoir échappé à la surveillance de ses parents, a glissé en contrebas et s'est noyé dans la rivière. L'Auvergnat de Paris relate ce tragique évènement. Malgré la tragédie, la vie doit continuer, d'autant plus qu'un petit frère arrive avant l'automne: Louis-Firmin Vidal naît le 8 septembre 1888. Tandis que la famille se remet de ce drame, Jean-Baptiste entre à l'école, où il s'avère être bon élève.

Faisant la satisfaction de ses maîtres, Jean-Baptiste poursuit ses apprentissages à l'école du Falgoux, tandis qu'il voit naître régulièrement ses cadets: Marie-Antoinette en 1890, Jean-Marie en 1892, Elisabeth en 1896, Marie-Louise en 1898, Angèle en 1901 et Pierre en 1903. Devant ses bons résultats, les parents de Jean-Baptiste envisagent de lui faire poursuivre des études, sans doute encouragés par Antoine Vidal, le frère cadet de Pierre-André ; ce dernier est un religieux, frère des Ecoles Chrétiennes, et il enseigne l'art dans une école catholique de Limoges depuis 1880.

Ainsi, Jean-Baptiste intègre le pensionnat des frères de Saint-Joseph, à Limoges. Là encore, il réussit bien, et s'attèle à la préparation du baccalauréat.

En première année, il y obtient le prix d'honneur, décerné aux élèves dont la moyenne n'a pas baissé tout au long de l'année; puis le premier prix d'algèbre et le deuxième accessit en mécanique. Le 23 novembre 1899, le journal La Gazette du Centre nous apprend que Jean-Baptiste figure parmi les reçus au baccalauréat.
2/ Le voyageur
Nanti de son sésame pour l'enseignement supérieur, Jean-Baptiste ne s'arrêtera pas en si bon chemin: direction la faculté, où il obtient, vers 1903, une licence ès-sciences mathématiques. Après avoir été répétiteur, il devient agent des ponts et chaussées, métier qu'il exerce lorsqu'il part effectuer son service militaire. Âgé de vingt ans, Jean-Baptiste Vidal présente bien : cheveux châtains, yeux bruns, 1m68, un jeune homme intelligent, diplômé et plein d'allant. À la même époque, il obtient son permis moto.

Le 14 novembre 1903, il est incorporé au 52ème régiment d'infanterie, où il débute une prometteuse carrière militaire; il quitte le régiment le 18 septembre 1904 avec le grade de caporal, et un certificat d'aptitude au grade de sous-officier dans la réserve. Jean-Baptiste s'installe alors dans le dix-septième arrondissement de Paris, boulevard Berthier. Il poursuit son ascension dans l'armée au gré des différentes périodes d'exercices : il est nommé sergent en 1905.
Au printemps de cette même année, sa sœur aînée Marie-Antoinette épouse Antoine Raboisson, agriculteur au Falgoux. À l'exception de Jean-Baptiste, tous les enfants de Pierre-André et Antoinette Vidal resteront vivre dans leur village natal, où la plupart fonderont une famille. Jean-Baptiste restera trois ans à Paris avant de partir enseigner les mathématiques au Royaume-Uni : il réside au 12 Queen's Road à Swansea, ville côtière du pays de Galles, d'octobre 1907 à septembre 1908.

De retour à Paris - rue Cujas, puis rue Vineuse- il effectue comme l'exige la loi de nouvelles périodes d'exercice au régiment d'infanterie d'Aurillac. Jean-Baptiste réside dans la capitale pour encore trois ans, jusqu'au 3 octobre 1911, date à laquelle il quitte à nouveau sa patrie pour partir enseigner à l'école française de Moscou. Il s'agit probablement de l'ancienne école Sainte-Catherine, située rue Milioutinsky, aujourd'hui lycée français Alexandre-Dumas. Il habite dans le quartier de la petite Loubianka, où se trouve encore un imposant immeuble, célèbre pour avoir été le siège du KGB.

L'armée française rappelle le sergent Vidal pour une nouvelle période d'exercices, et il est promu en 1912 sous-lieutenant de réserve au régiment d'infanterie de Neufchâteau ( Vosges).

Le 12 août 1912, Jean-Baptiste est en congé au Falgoux, lorsque son frère cadet Louis-Firmin, vingt-trois ans, épouse Henriette Grenier. Parmi les témoins il y a deux Jean-Baptiste Vidal : le jeune professeur bourlingueur qui a tout juste trente ans, et son grand-oncle côté maternel, rentier de quatre-vingt-cinq ans demeurant au Vaulmier. Le jeune Jean-Baptiste est dit " sans profession" et demeure au 2 rue Cujas, dans le cinquième arrondissement, sur la montagne Sainte-Geneviève. À cet emplacement se trouvait le collège Sainte-Barbe, il est donc probable qu'il y enseignait à l'époque, sans doute en tant que professeur non titulaire, logé sur place.

À l'été 1913, après une nouvelle année passée dans la capitale, le jeune soldat-professeur regagne la petite Loubianka. Peut-être est-il, pour les grandes vacances suivantes, rentré passer quelques semaines dans son Falgoux natal, auprès de ses vieux parents et de ses nombreux neveux, lorsqu'il apprend l'attentat de Sarajevo. On en parle depuis longtemps, cette fois c'est officiel : la guerre est déclarée. Jean-Baptiste ne reprendra pas son poste à la prochaine rentrée. Il ne remettra jamais les pieds à la Loubianka, devenue soviétique après la révolution de 1917.

Le 2 août 1914, le sous-lieutenant Vidal se présente au corps pour défendre sa patrie. De nombreuses illustrations de l'époque montrent des soldats mobilisés partir "la fleur au fusil" souriants et confiants, persuadés d'en finir d'ici quelques semaines et impatients d'en découdre. La propagande s'organise déjà : il n'est pas certain que nos valeureux poilus aient quitté femme, enfants ou aïeux le coeur léger. La plupart ignorait qu'ils laissaient derrière eux de futurs orphelins. Comme les autres, Jean-Baptiste est loin d'imaginer ce que sera l'enfer des tranchées. Certes, il en reviendra vivant, mais pas indemne. Sans doute comprend-il déjà que cette entrée en guerre préfigure l'effondrement d'un monde.
À suivre.



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