Gourgandine, rebelle, malchanceuse victime des circonstances ? Difficile de trouver le mot juste pour raconter mon aïeule Jeanne Bougain. Celle que j'ai longtemps pris pour une fille-mère de mauvaise réputation s'est avérée avoir été légitimement mariée, puis veuve, mais pas de celui que l'on croyait. Elle a donné la vie à six enfants, dont seule une fille survivra et demeurera à ses côtés, les deux femmes se serrant les coudes pour faire face à l'adversité.

En cette glaciale journée de janvier 1861, après la messe de funérailles, c'est une foule sans doute peu nombreuse qui est rassemblée dans le petit cimetière d' Avrilly (Allier), au bord de la fosse dans laquelle on vient de faire descendre le cercueil qui contient le corps de Jeanne Bougain. Elle vivait dans un très modeste logis du hameau des Jarrots, qui surplombe la Loire, où elle s'est éteinte le 20 janvier à huit heures du soir, au terme d'une longue vie parsemée de zones d'ombres. Toute la descendance de Jeanne est là, présente pour un dernier adieu : sa fille Pierrette Desmolles, récemment veuve, et sa petite-fille Claudine Buffet, enceinte d'un enfant sans père qui doit naître cet été. L'assistance clairsemée finit par s'éparpiller, et chacun repart à sa besogne, tandis que le fossoyeur commence à recouvrir de terre le cercueil. C'est dans un hameau à vingt-cinq kilomètres de là que l'existence de Jeanne avait débuté, 86 ans plus tôt.

2 août 1775: Louis XVI vient de monter sur le trône de France. L' Ancien Régime est déjà vacillant. Dans la paroisse de Tourzy, non loin de Roanne (Loire), un couple de modestes laboureurs accueille son premier enfant. Benoît Bougain et Françoise Gouvert se sont mariés à Tourzy le 8 février 1774, dans les derniers mois du règne de Louis XV. La nouvelle-née est baptisée le jour même de sa naissance par le vicaire Morin. On lui donne le prénom de sa marraine Jeanne Bougain, soeur de son père. Elle a pour parrain Jean Gouvert, son grand-père maternel. La famille déménage au gré des opportunités de travail, d'abord à Saint-Martin d'Estreaux (Loire), puis au Bouchaud (Allier), à Bourg-le-Comte (Saône-et-Loire) puis enfin à Luneau (Allier), où les parents exercent divers métiers tels que laboureurs, locatiers ou vignerons, et où Jeanne voit naître dix petits frères et sœurs, dont quelques-uns meurent en bas âge.

23 pluviôse an VI : en l'église d' Avrilly, Jeanne Bougain, 22 ans, épouse Claude Chaumier. Ce dernier, né à Avrilly en 1778 est métayer. Les parents de Jeanne sont alors journaliers au Bouchaud. Un garçon prénommé Claude voit le jour le 5 frimaire an VII, mais décède six semaines plus tard. Jeanne et Claude n'ont sans doute pas eu d'autre enfant. La suite des évènements est floue. Nous ne pouvons que supposer que Claude Chaumier est mort dans les années qui ont suivi, entre 1800 et 1805. La jeune veuve se trouve désormais sans ressources.
26 brumaire an XIV: Jeanne Bougain vit à Luneau, où elle travaille comme domestique chez le sieur Pierre Desmolles. Si ce dernier est son patron, il est aussi son amant : ce jour-là il file à la mairie pour déclarer la naissance de sa fille illégitime Pierrette Desmolles, fille de Jeanne Bougain. Pierre est journalier au hameau de la Croix du Charme, sur la commune de Luneau. Il déclare être le père de l’enfant et lui donne son patronyme. Il est cependant bien précisé dans l’acte que Pierrette est un « enfant naturel ». Le rédacteur a d’abord écrit « son épouse légitime », avant de rayer cette mention et de préciser de nouveau le terme « naturel » (voir image). L'identité de Pierre n'est pas certaine à cent pour cent, mais il s'agit probablement d'un ancien journalier de Luneau devenu propriétaire au Bouchaud, où il est décédé en 1817. Il était l'époux d'Anne Buffet (1764-1826) dont le frère Emmanuel était mon ancêtre.

Les parents de Jeanne, vieillissants, vivent également à Luneau. Benoît Bougain y décède à l'âge de soixante ans le jeudi 21 frimaire an XIV. Sa veuve Françoise Gouvert le rejoint dans la tombe le 18 juillet 1807.
D'autres enfants naturels naissent de l' union de Pierre et Jeanne dans les années qui suivent, qui seront nommés tantôt Bougain comme leur mère, tantôt Desmolles comme leur père biologique:
- Claudine BOUGAIN, née le 16 septembre 1808 à Luneau
- Claude BOUGAIN, né le 15 septembre 1811 au Bouchaud et probablement mort en bas âge.
- Marie DESMOLLES, née le 31 janvier 1814 au Bouchaud
- Rose BOUGAIN, décédée le 13 avril 1816 au Bouchaud à l’âge de deux ans (je soupçonne à ce propos que « Marie » et « Rose » étaient la même personne.)

22 juin 1833: la famille Bougain est réunie en l'église de Luneau pour célébrer un mariage: Jeanne Bougain, aujourd'hui âgée de 58 ans, donne son consentement à sa fille Pierrette Desmolles pour convoler avec Jean Buffet, cultivateur né au Bouchaud en 1808. Notons au passage que Jean est le neveu d'Anne Buffet, femme de l'hypothétique père biologique de la mariée. Cela cache-t-il un quelconque "arrangement"? Dans quel but? Mystère... Le jeune couple vit à Luneau. Une période enfin plus heureuse semble s'annoncer pour la famille.
13 octobre 1834: Jeanne Bougain devient grand-mère: Claudine Buffet voit le jour à Luneau. Hélas, la famille est bien vite plongée dans le deuil, car Jean Buffet meurt prématurément le 12 décembre 1834, à seulement 26 ans. La petite a tout juste deux mois. Les listes de recensement de 1836 révèlent que Jeanne Bougain est à cette époque locataire. Elle est chef de ménage à Luneau où elle vit avec ses deux filles Pierrette Desmolles ( veuve Buffet) et Claudine Bougain ( célibataire), ainsi que sa petite-fille. En 1849, Jeanne traverse à nouveau une cruelle épreuve; la famille est endeuillée le 23 octobre par la mort de Claudine Bougain, à 41 ans. Unies dans le malheur et la pauvreté , Jeanne Bougain, Pierrette Desmolles et Claudine Buffet vivent toujours à Luneau.
2 mars 1851: Jeanne donne pour la seconde fois son consentement à sa fille " majeure et illégitime" qui convole à nouveau : Pierrette Desmolles , que l'on surnomme "catogante", épouse à Luneau Claude Caillot, tisserand d'Avrilly âgé de 45 ans et deux fois veuf. Toute la famille s'installe à Avrilly, où habitent également les deux enfants de Claude, Jacqueline, 7 ans et Claude, 2 ans. La famille vit dans l'indigence. Quelques années plus tard, Pierrette devient veuve pour la seconde fois: Claude Caillot meurt le 10 juillet 1860.

20 janvier 1861: Jeanne Bougain quitte ce monde, emportant avec elle la plupart de ses mystères. Après sa disparition, la vie continue. Que savait Pierrette des secrets de sa mère ? Connaissait- elle son père, et les circonstances de sa naissance ? A l'approche de la mort, Jeanne s'est-elle confiée à elle?

31 juillet 1861: Une vie s'est terminée, une autre commence : Claude Buffet, l'arrière-petit-fils de Jeanne, naît à Avrilly. Pierrette et sa fille Claudine vivent par la suite au hameau de Clavegry avant de s'installer de nouveau aux Jarrots. C'est là que Pierrette finira ses jours .

Vous découvrirez plus en détail la vie de Pierrette et Claudine, dans un nouvel article intitulé " Les misérables d' Avrilly".
Vous pouvez lire ou relire la biographie de sa petite-fille Marguerite ( mon arrière-grand-mère) dans cet article : "Marguerite Buffet, du Bourbonnais au Brionnais. "
La vie de nos ancêtres était parfois bien moins sage, moins lisse qu'on ne l'imagine !