Le 18 juin 1935 s'éteignait au bourg de Saint-Vincent de Salers Anne Audigier. Âgée de quatre-vingt-trois ans, elle était veuve depuis deux mois. Cette épreuve fut-elle celle de trop, parmi les nombreuses qu'elle a connu durant sa longue vie? C'est sans doute un cortège très nombreux, de cousins, de neveux, d'enfants, de petits-enfants, d'arrière-petits-enfants qui l'accompagnait à sa dernière demeure quelques jours plus tard, bien que beaucoup de ses descendants soient morts prématurément. Fille aînée de Jean et Antoinette Dumas , Anne Ducher est née à Saint-Vincent le 13 septembre 1852. Elle porte le prénom de sa grand-mère paternelle, Anne Mathieu (1787-1871).

Elle voit naître neuf frères et sœurs, entre 1854 et 1873. Au recensement de 1871, dite "sans profession", elle vit chez ses parents. Elle donne naissance à une fille, Antoinette, le 16 août 1873, de père inconnu. Elle aura deux autres filles, Marguerite dite Catherine (née le 2 août 1875) et Jeanne (née le 11 mai 1878). Elle vit chez ses parents, avec ses trois filles, ses plus jeunes frères et soeurs et sa grand-mère maternelle, Marguerite Borderie, veuve Dumas (1794-1883).


Deux ans plus tard, le 4 avril 1880, elle épouse Jean Audigier, un terrassier veuf de 40 ans, père de six enfants, vivant au Falgoux et natif de Lanobre. Le mariage est célébré par le maire Théodore de Scorailles. Anne et sa mère ne signent pas l'acte, ne sachant le faire. Jean et Anne créent leur propre foyer. Au recensement de 1881, ils vivent au bourg de Saint-Vincent . Sous leur toit ils accueillent Jeanne Ducher, la fille cadette d' Anne, ses deux soeurs aînées restant vivre chez leurs grand-parents. Sont également présentes les trois plus jeunes filles du marié.
Anne mène enfin une vie respectable. La famille s'agrandit dès l'année suivante, avec la naissance de Pierre Audigier en 1882, Élisa en 1885, Marguerite dite Augustine, en 1889 et Jean-Baptiste, en 1891 . La Faucheuse emporte la jeune âme d' Augustine au printemps 1893.


Un mariage a lieu en octobre de la même année : Antoinette Ducher ( fille aînée d'Anne) convole avec Jean-Marie Constant, du Vaulmier. Un heureux événement est attendu pour le mois de mai. Ainsi, le 10 mai 1894, alors qu'elle est enceinte de son huitième enfant, Anne Ducher devient grand-mère pour la première fois, avec la naissance de Julien Constant. Elle donne le jour à Léon Audigier le 14 juin 1894, hélas, le pauvre enfant s'éteint dix mois plus tard.


La nombreuse famille Ducher se réunit début juillet 1897, pour un dernier hommage à la matriarche, Antoinette Dumas, qui vient de mourir à l'âge de 66 ans. Son époux Jean Ducher, bientôt octogénaire, vit désormais seul et perd la raison. Il rejoint son épouse dans la tombe trois ans plus tard, dans des circonstances dramatiques.
Anne verra naître quatorze autres petits-enfants. Sa fille Jeanne Ducher, qui vit toujours au bourg et est célibataire, donne naissance à Jean-Marie Ducher (en 1902), puis à Jean-Baptiste (né et mort en 1903).Jeanne part tenter sa chance à Paris, et confie son fils à Anne et Jean. Son troisième fils sans père, Antonin Ducher, voit le jour dans le sixième arrondissement de Paris le 31 mai 1907. Anne et Jean le recueillent également, tandis que Jeanne s'installe à Boulogne-Billancourt où elle travaille comme blanchisseuse. Elle y passera le reste de sa vie dans la solitude.

Pour les frères Audigier, l'heure du service militaire a sonné. Pierre effectue son temps de 1903 à 1904. Libéré, il part s'installer à Paris, dans le onzième arrondissement où il travaille comme ferrailleur. De nouveau convoqué pour une "période de réserviste" en août 1908, il ne répond pas à l'appel et est considéré comme insoumis. Il sera arrêté en novembre par la gendarmerie de Seine Saint-Denis, puis acquitté. Son frère cadet Jean-Baptiste effectuera son service en 1912, puis reviendra au village.

Leur soeur Elisa Audigier se marie avec Julien Gauthier le 6 novembre 1906, deux fils naîtront: Jean-Marie en 1907 et Pierre en 1910. Ces derniers vivent chez Jean et Anne car leurs parents travaillent en région parisienne, à Meudon.

Une période sombre se prépare. Le 2 août 1914, la guerre éclate, et de nombreux membres de la famille Ducher-Audigier doivent partir au front: Pierre Audigier et son frère Jean-Baptiste; Julien Gauthier, le mari d' Elisa, et les deux fils d' Antoinette et Jean-Marie Constant: Julien, 20 ans, et Jean, 19 ans. Sont-ils partis la fleur au fusil, pour cette guerre contre les Boches qui doit se terminer bientôt ? Anne et Jean, au village, attendent des nouvelles : leurs deux fils, leur gendre, et deux des petits-fils d'Anne sont au front. Un seul d'entre eux en reviendra vivant. Le facteur et le maire ne tardent pas à frapper à leur porte: Jean-Baptiste Audigier est Mort pour la France, il a disparu lors d'une offensive allemande à Baccarat, en Meurthe et Moselle, le 25 août 1914. Son corps sera ensuite retrouvé et inhumé sur place. Son beau-frère Julien Gauthier succombe le 6 octobre 1914 à Beuvraignes (Somme), des suites de graves blessures reçues au combat. Il avait 32 ans. Julien Constant est tué le 27 septembre 1915 à Hilsenfirst (Alsace) , à 21 ans. Jean Constant est fauché à son tour le 25 septembre 1916 à Maisons-Champagne (Marne), à l'âge de 21 ans.

Jean et Anne ont perdu un fils, un gendre, et deux petit-fils dans l'enfer des tranchées. La famille panse ses plaies et la vie reprend son cours malgré les deuils. Mais la décennie qui d'annonce ne leur épargnera pas de nouveaux chagrins. Leur fille Elisa, veuve Gauthier, revient au village. Elle donne le jour en 1919 à une petite fille, nommée Anna-Antonine Audigier.
Quelques années plus tard, une triste nouvelle parvient de Boulogne : Jeanne Ducher s'est éteinte le 29 mai 1925, à 47 ans.
Pierre Audigier, de son côté, est toujours à Paris. Bien qu'il n'aime pas l'armée (il a été arrêté en 1908 pour "insoumission") il a servi durant toute la guerre, et a été légèrement blessé en 1915. Démobilisé en 1919, il est emprisonné pour quatre mois en janvier 1923 pour escroquerie. Il sera de nouveau mis en prison en 1924, puis en 1925 pour vol. Il meurt à l'hôpital Saint-Antoine le 7 février 1926, à seulement 43 ans.
Au début des années trente, Jean et Anne sont toujours là, un peu voûtés, un peu croulants, mais bien vivants, malgré toutes les épreuves qu'ils ont traversé. Ils habitent toujours au bourg, non loin de leur fille et de leurs petits-enfants. Anne a la joie, en 1931, d'assister au mariage de son petit-fils Antonin, qu'elle a élevé et qui habite toujours avec eux. Jean-Marius Ducher, son arrière-petit-fils, voit le jour au Vigean en avril 1932. Malheureusement, Antonin, 25 ans, vacher à Chalvignac, décède brutalement le 6 décembre.

Tannés par les épreuves et le grand âge, mais entourés d'une bonne partie de leur nombreuses descendance, les époux Audigier, ensemble depuis 55 ans, passent au bourg de Saint-Vincent les dernières années de leur vie. Jean Audigier s'éteint le 25 avril 1935, deux mois avant sa femme.

Histoire intéressante, hâte de lire la suite.