
Dans cette longue saga familiale des soeurs Ducher, je vous ai raconté les destins des membres d'une fratrie essentiellement constituée de soeurs: Anne, Agathe, Marie, Marguerite, Pierre, Elisa, et Anna Ducher - sans oublier d'évoquer ceux que la maladie a emporté prématurément : Antoine (1863-1886), Louise-Anna (1870-1873) et Pierre (1873-1886). Leurs parents, Jean Ducher (1818-1900) et Antoinette Dumas (1831-1897), ont traversé presque tout le dix-neuvième siècle, ils ont vécu une période tumultueuse, tant sur le plan politique que du point de vue des progrès scientifiques. Les parents de Jean étaient nés sous l'Ancien Régime, une époque où l'on suivait l'ordre établi sans se poser de questions sur son avenir et sur sa place dans la société. Leur destin était tout tracé. Les parents d'Antoinette, un peu plus jeunes, ont vu le jour à l'époque de la Révolution, qui n'a pas réellement bouleversé les choses pour les gagne-petits qu'ils étaient : nés pauvres, ils le sont restés toute leur vie. Dans la première moitié de leur siècle, Jean et Antoinette vivent donc dans un monde pas si différent de l' Ancien Régime: la Monarchie est de retour, et ils font partie de ces domestiques peu fortunés qui servent les plus riches pour gagner leur vie. La révolution industrielle qui va bouleverser durablement les décennies suivantes a eu un impact sur leur vie, mais surtout sur celles de leurs descendants.
1) Une jeunesse rurale
Antoine dit Jean Ducher a vu le jour le 24 mai 1818 au village de Colture, sur la commune de Saint-Vincent de Salers, au domaine familial des Ducher où son père Antoine Ducher ( 1774-1836) et ses aînés travaillaient déjà dur au moment de sa naissance. Avant lui, sa mère Anne Mathieu (1787-1871), une solide paysanne, a donné la vie à quatre enfants, qui, fait rare pour l'époque, naîtront tous en bonne santé et vivront tous jusqu'à l'âge adulte. Seul le frère aîné, héritier naturel de la ferme qui se transmet depuis plusieurs générations, n'atteindra pas la cinquantaine. Chez les Ducher, tous les garçons se prénomment Antoine, comme le père et le défunt grand-père, c'est la tradition. Mon aïeul ne fait pas exception à la règle, bien qu'on le surnomme Jean, comme son arrière-grand-père. Lors de sa venue au monde, il y a là : Antoine, l'aîné, qui a neuf ans; Catherine, dix ans, Françoise, cinq ans, et Marie, deux ans. Suivront Catherine ( deuxième du nom) en 1822, Antoinette ( dite Élise) en 1824, Antoine (troisième du nom) en 1827 puis Antoine ( quatrième du nom) en 1829. Leur père Antoine s'éteint le 28 avril 1836 à 62 ans. C'est l'aîné Antoine " premier du nom", qui hérite de la propriété, à 27 ans. Les autres devront chercher fortune ailleurs. Jean ira donc se louer comme domestique dans des fermes d'autres villages. Au début des années 1850, il travaille au Coudonnier, sur le domaine de la famille Du Fayet de la Tour.

Antoinette Dumas, que l'on surnomme Anna, est venue au monde au bourg de Saint-Vincent le 16 mars 1831. Elle est la quatrième des six enfants de Pierre dit Jean Dumas, cultivateur au bourg, et qui exerce aussi la profession de rémouleur, pour laquelle il se déplace fréquemment au royaume d'Espagne. Sa mère, Marguerite Borderie, est née exactement trente-sept ans plus tôt, le 16 mars 1794. Le couple a déjà deux filles et un fils. Deux autres fils, Philippe et Jacques, naîtront respectivement en 1834 et en 1837. Dès qu'elle est en âge de travailler, Antoinette, comme ses frères et sœurs, est louée comme domestique dans les villages environnants. À l'été 1849, âgée de dix-huit ans, Antoinette est enceinte. Elle regagne le domicile familial au bourg, pour donner naissance à sa fille illégitime, Marguerite Dumas. Le bébé est confié à ses grands-parents, et Antoinette retourne à sa besogne. En dépit de sa honteuse condition de fille-mère, elle est employée par la famille Du Fayet de la Tour, et c'est donc au Coudonnier qu'elle fait la connaissance de son futur époux.


2) Une nombreuse descendance
Le 20 janvier 1852, Jean François Théodore de Scorailles, " adjoint faisant les fonctions d'officier de l'état civil de la commune de Saint-Vincent" rédige l'acte de mariage de Jean et Antoinette. Le futur époux travaille "en qualité de premier domestique" au village du Coudonnier. Sa mère Anne Mathieu, propriétaire au village de Colture, est " ycy présente et consentante". "Toinette" Dumas, vingt ans, vit à présent au bourg, chez ses parents, Pierre Dumas et Marguerite Borderie, propriétaires cultivateurs. L'un des témoins est Augustin Henry de la Tour, fils des patrons de Jean. Ce dernier deviendra ensuite maire de Fontanges. L'adjoint de Scorailles, qui signe l'acte avec l'époux et son beau-père, deviendra quelques années plus tard maire de la commune.

Jean Ducher embrasse la profession de terrassier, et le jeune couple s'établit au bourg de Saint-Vincent. Ils ne prennent pas avec eux la petite Marguerite, qui restera vivre chez ses grands-parents, les Dumas, jusqu'à ce qu'elle soit en âge de travailler. Leur mariage sera fécond : dix enfants, essentiellement des filles, vont naître de leur union:
- Antoine (1863-1886)
- Louise-Anna (1870-1873)
- Pierre (deuxième du nom, 1873-1886)
Les années passent et les chemins se séparent : certains restent au village et y fondent à leur tour une famille. D'autres, poussés par le manque de travail et le désir d'une vie meilleure, montent à Paris où, depuis plusieurs décennies certains membres de la famille sont déjà établis. Entre 1873 - année de naissance de leur dernier fils- et 1905, Jean et Antoinette auront trente petits-enfants. Une bonne partie d'entre eux a vu le jour à Paris, loin du berceau familial. Mais la plupart d'entre eux venait y passer leurs vacances. Une situation que Jean et Antoinette regrettent peut-être, mais peuvent-ils les blâmer ? Les frères et sœurs d'Antoinette vivent tous dans la capitale, de même que deux des soeurs de Jean, et que son frère Antoine, qui y a gagné sa vie comme ferrailleur.
3) Une famille éparpillée

Que nous disent les destins des frères et sœurs Ducher? En quoi la petite histoire rejoint-elle la grande? En quoi nous éclaire-t-elle sur l'évolution du monde, quelles conclusions est-il possible d'en tirer sur le poids du passé, les inquiétudes du présent et l'espérance en l'avenir ?
Les aléas de leurs vies ont suivi les tribulations de leur époque : révolution industrielle, progrès, chômage, guerres mondiales, entre joies, peines et espoirs, réussite ou échec, satisfaction ou regrets, c'était un autre contexte qui peut cependant résonner encore aujourd'hui. Nous l'avons vu, nos aïeux ont fait des choix qui ont eu impact sur leur vie: à mes paysans Auvergnats deux choix s'offraient : rester ou partir.
Certains sont restés: Anne, Agathe, et Anna ont passé leurs longues vies dans le village qui les a vu naître. Elles y ont fondé leurs nombreuses familles. Elles reposent désormais auprès de leurs aïeux. Leurs descendants sont aujourd'hui, pour la plupart, bien loin de leurs racines. Les autres sont partis, pour offrir une vie plus confortable à leurs enfants. Ils ne sont pas revenus. L'avenir, dans les campagnes, était loin d'être radieux. L'exode rural a ensuite poursuivi, au fil des décennies, son oeuvre inexorable.
Quels choix aurions-nous fait à cette époque ? Difficile de le dire. Une seule chose est sûre : gardons-nous bien de juger nos ancêtres .
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