
Tous les deux ans, avec une régularité besogneuse, Antoinette Ducher met au monde une petite fille. Ainsi, le 2 novembre 1858, naît à Saint-Vincent de Salers une quatrième fille au foyer d' Antoinette et Jean Ducher. Lorsqu'elle voit le jour, Marguerite Ducher a déjà trois grandes soeurs: Anne (6 ans), Marguerite dite Agathe (4 ans) et Marie (2 ans). Dire que la vie de Marguerite fut un long fleuve tranquille serait l'exact opposé de la vérité. Sa vie ne fut pas très longue, et fut bien loin d'être un fleuve tranquille ; elle a plutôt ressemblé à un ruisseau tortueux parsemé d'embûches. À l'image de la rivière Mars dont sa vallée natale porte le nom, elle a dévalé à toute vitesse les pentes d'une vie jonchée de malheurs, se cognant de rocher en écueil, de drame en coup dur, pour finir, déchirée par les tourments , par échouer épuisée sur les rives de la mort.

Pour l'heure, Marguerite grandit au bourg de Saint-Vincent, à l'époque foisonnant de jeunesse. Elle est entourée de ses soeurs aînées, et voit naître, l'un après l'autre, ses cadets. Le foyer se remplit de vie à une cadence régulière. Non loin de là vivent les grands-parents maternels, les Dumas. Sans doute voient-ils souvent leurs petits-enfants. On imagine, sûrement, le vieux Jean Dumas au coin du feu, racontant pour la énième fois ses périples au Royaume d'Espagne. Le pauvre vieux rémouleur s'éteint en 1863, usé par une rude vie de labeur. La grand-mère, vieillissant, s'installe par la suite chez sa fille et son gendre, entourée de la marmaille. La révolution industrielle bat son plein, et les campagnes commencent à être surpeuplées, avant d'être dépeuplées. Certains jeunes ont du mal à trouver un travail, et sont attirés par les lumières des villes qui, à présent bien plus accessibles grâce au chemin de fer, leur promettent un avenir radieux. Bon nombre d'entre eux quittent leur village pour la capitale, où ils rejoignent généralement des membres de leur famille qui s'y sont installés. C'est le cas de Marguerite : ses oncles, Jean et Philippe Dumas, sont établis à Paris où ils exercent la profession de potiers d'étain. Ses tantes Catherine et Elisabeth Ducher y vivent également depuis des années. Son oncle Antoine Ducher est ferrailleur dans le onzième arrondissement, comme de nombreux cantalous. Sa sœur aînée, Marie, y a épousé un aveyronnais, marchand de vins rue des Tournelles.

Marguerite part donc tenter sa chance à Paris. Au début des années 1880, elle a un emploi de domestique, et vit au 64 rue des Tournelles, probablement chez sa sœur Marie et son beau-frère Henri Maurs. Marguerite s'adapte à sa nouvelle vie de citadine, bien différente de celle qu'elle menait dans son petit village de la vallée du Mars. Mais une première épreuve vient chambouler sa vie.


Le 26 août 1883, Marguerite donne naissance à une petite fille, " de père non dénommé", chez Félicité Van Vendinghen, sage-femme au 19 rue d'Assas, dans le sixième arrondissement. Cette dernière se charge de déclarer la naissance de l'enfant, et lui donne les prénoms de Marguerite-Félicie. Sans doute rongée par la honte, la jeune mère attend le 5 février 1884 pour reconnaitre officiellement sa fille . L'acte de reconnaissance, passé dans le quatrième arrondissement, indique que Marguerite est domiciliée au 14 rue Saint-Martin, où elle exerce à présent le métier de " nourrice sur lieu": cela signifie qu'elle travaille comme nourrice et vit au domicile de ses employeurs.

Le jeudi 13 août 1885, à 11h10, elle épouse à la mairie du quatrième arrondissement de Paris Charles Léopold Gallot. Elle est alors domiciliée au 14 de la rue Saint-Merri et travaille comme cuisinière. Le futur époux est maçon, a trente ans et demeure au 7 place Pinel. Il est veuf en premières noces de Marie-Louise Irma Geoffrey, décédée le 8 mars précédent. De sa première union, il avait eu une fille prénommée Clémence, née en 1878 et décédée en 1882. L'un des quatre témoins de leur union est Henri Maurs, le beau-frère de Marguerite, qui habite maintenant à Levallois-Perret. Les deux époux signent l'acte.
La fille unique du couple, Marie-Louise, Antoinette Gallot, naît le 27 mai 1889. La famille vit ensuite au 10 rue Budé, sur l'île Saint-Louis. Marguerite connaît-elle un peu de répit, une période enfin heureuse après ces années difficiles ? Certainement pas. Le bonheur sera de courte durée. Le 11 juillet 1892 , à dix heures du matin, Marguerite décède " en la maison d'habitation de ses parents " au bourg de Saint-Vincent, où elle demeure, selon son acte de décès. Était-elle revenue chez eux pour passer les vacances ( nous sommes en juillet) ou pour une raison plus grave? ( séparation, par exemple). Nul ne le sait désormais. Elle laisse derrière elle un époux et deux filles de neuf et trois ans. Félicie Ducher et sa demi-soeur Marie-Louise Gallot sont recueillies par leurs grands-parents.


Marguerite est revenue dans son village natal, pour y mourir à l'âge de 34 ans. Elle fut probablement inhumée dans le cimetière vieux de Saint-Vincent, d'où l'on entend aujourd'hui encore gronder le Mars en furie les jours de crue.

Qu'est devenue la famille de Marguerite après sa disparition prématurée?
- Félicie Ducher épousa le 3 septembre 1904 dans le troisième arrondissement Aimance Sylvain Tarayre, un plombier de vingt-trois ans. Elle était alors domiciliée 78 rue Vieille du Temple. Son oncle Henri Maurs, vivant à cette époque au 60, rue du Rendez-vous, fut l'un des témoins. Malheureusement, ce mariage dura peu : sur la demande du mari, il fut officiellement dissout par le Tribunal Civil de la Seine le 7 juillet 1906. Félicie est morte le 2 août 1908 à l'hôpital de l'Hôtel Dieu, dans le quatrième arrondissement; elle avait 25 ans et elle exerçait alors le métier de plumassière et depuis son divorce habitait au 65 rue Charlot. Elle a été inhumée trois jours plus tard au cimetière de Bagneux.
Aimance, l'éphémère ex-époux, s'est remarié en 1908. Il a été tué par les Allemands en 1916.
- Marie-Louise Gallot convola le 14 mars 1914 avec Louis, Célestin Bringuier. Elle était alors cartonnière et habitait au 8 rue Civiale. Son futur époux, mécanicien né à Marseille en 1882, vivait au numéro 1 de la même rue. La même année il fut exempté du service militaire pour " coxalgie et luxation congénitale de la hanche". Il ne participa donc pas à la Grande Guerre. Ils ont peut-être eu des enfants. Marie-Louise est décédée à Paris 20ème le 23 avril 1977.
- Charles Gallot se maria en troisième noces, le 9 décembre 1893, Henriette Vergniaud, une veuve originaire de Guéret. Le couple résidait alors au 16 rue des Nonnains d'Hyères et Charles était employé à la préfecture de la Seine. Le 5 février 1908, il devint veuf pour la troisième fois. Tandis que l'Europe s'engouffrait dans l'enfer de la première guerre mondiale, il quitta ce monde le 31 octobre 1914, à 59 ans.
Merci, Sébastien, pour la suite de cette histoire de vie des soeurs Ducher. J'aime beaucoup le "parallèle" entre la vie de Marguerite et le Mars, long fleuve tranquille contre ruisseau tumultieux. Merci