
Mon aïeule Marguerite Borderie, à la fin de sa longue vie, égrène ses souvenirs. Née en 1793, elle n'a pas quatorze ans lorsque sa mère meurt. En quelques années, elle verra naître, et mourir, de nombreux frères et sœurs. Elle a une vingtaine d'années lorsque toute la famille - le père, Jean, deux fois veuf, et ses cinq enfants - déménage pour commencer une nouvelle vie à Saint-Vincent de Salers.

Le 24 février 1819, le maire de Saint-Vincent, Jean-Baptiste Gérôme Du Fayet de la Tour, reçoit le consentement de deux jeunes citoyens de la commune qui vont unir leurs vies. Les citoyens en question sont mes aïeux. La mariée s'appelle Marguerite Borderie. Elle est âgée de 25 ans et vit au bourg avec son père, ses soeurs aînées Élise et Antoinette, son frère cadet Jean, et son demi-frère Philippe. En cette fin d'hiver, elle s'apprête à épouser Jean Dumas, que l'on surnomme Pierre. Âgé de vingt ans, il vit aussi au bourg de Saint-Vincent, auprès de sa mère Antoinette Manat. Il est rémouleur comme l'était son défunt père, Pierre Dumas, mort le 7 octobre 1803 à Lérida, en Espagne; il s'y était expatrié pour travailler, comme le firent à l'époque de très nombreux Cantalous.

Les futurs mariés l'ayant '' requis de vouloir procéder à la célébration du mariage'', et les publications ayant été ''faites en la magnière voulue par la loi'', le maire leur fait donc lecture du ''chapitre six du code civil, intitulé ''du mariage'' ''. Il leur pose ensuite la question rituelle, ils répondent ''séparément et affirmativement que oui'', il les déclare '' au nom de la loi unis en mariage''.

Pierre et Marguerite s'installent au bourg de Saint-Vincent. Neuf mois et cinq jours plus tard, naît une première fille qu'ils prénomment Antoinette, comme sa grand-mère paternelle. C'est Jean Borderie, le grand-père maternel aujourd'hui sabotier à Saint-Vincent, qui déclare la naissance. Une autre fille, que l'on nomme Elisabeth, voit le jour en 1821.

Peu après, Pierre et Marguerite Dumas quittent provisoirement Saint-Vincent avec leurs deux filles, pour travailler comme fermiers sur la commune de Moussages, au village de Fressanges où naît en 1823 leur premier fils, Jean. Ils retournent ensuite vivre à Saint-Vincent. À la fin de l'année 1830, Marguerite se trouve enceinte. Le 16 mars 1831, elle met au monde mon ancêtre, une petite fille que l'on prénomme Antoinette, et que l'on surnommera Anna. Le 13 décembre 1832, la famille est en deuil: Antoinette Manat, la grand-mère, s'est éteinte dans la nuit. Elle est inhumée au cimetière-vieux, près de l'église.

Comme nombre de ses voisins, et comme le fit son père en son temps, Pierre Dumas, pour mieux gagner sa vie et mieux subvenir aux besoins de sa famille, a dû s'expatrier temporairement en Espagne. Il laisse sa femme, ses jeunes enfants, et son village pour s'engager dans un long périple. C'est donc Jean Borderie qui déclare la naissance de son petit-fils, Philippe Dumas, le 12 novembre 1834. Le maire Georges Dolivier précise sur l'acte de naissance que le père de l'enfant est '' rémouleur en ce moment au royaume d'Espagne. '' Marguerite exerce quant à elle la profession de cultivatrice et de filandière. Un troisième fils, Jacques, naît en 1837.
En 1840, la famille se compose de huit personnes :
- Jean Borderie, 72 ans, le grand-père maternel
- Pierre Dumas, 41 ans, le père, rémouleur en Espagne et absent de la commune
-Marguerite Borderie, 48 ans, la mère
- Antoinette, née en 1819
- Elisabeth, née en 1821
- Jean, né en 1823
- Anna, née en 1831
- Philippe, né en 1834
- Jacques, né en 1837
Le 1er septembre 1841, l'église de Saint-Vincent est pleine, deux familles s'y entassent. Marguerite est au premier rang. Pierre Dumas conduit à l'autel sa fille aînée : Antoinette Dumas, 22 ans, épouse Jean Maury, menuisier natif de Saint-Paul de Salers. Le couple, installé à Saint-Vincent, a très vite une fille: Marguerite Maury voit le jour à l'été 1842. Hélas, un destin cruel vient très vite frapper sa jeune mère.

Le 13 décembre 1844, Antoinette Dumas s'éteint à l'âge de 25 ans. Marguerite, dans la froidure de l'hiver, est au premier rang de l'église, pour soutenir son gendre désormais veuf. Elle recueille alors sa petite-fille, tandis que Jean Maury refait sa vie à Moussages, où il passera le reste de son existence.

Lors du recensement de 1846, Jean Dumas est toujours en Espagne. Marguerite vit avec son père Jean Borderie, qui est ''chef de maison et propriétaire'' et ses deux fils Philippe et Jacques. Mais la santé du père Borderie décline, et deux ans plus tard il est rappelé à Dieu. Après avoir tant cultivé la terre, et tant chaussé de paysans du temps où il fabriquait des sabots, la longue vie de Jean Borderie s'achève le 9 janvier 1848, à huit heures du matin. Son gendre Pierre Dumas se charge de la déclaration, et le maire, après s'être "assuré" de la mort de Jean Borderie par sa " présence auprès du cadavre", rédige et signe le premier acte de décès de l'année. Tandis que le roi Louis-Philippe s'apprête à abdiquer, Marguerite est à nouveau au premier rang, dans l'église, pour un dernier adieu à son vieux père.

C'est à peu près à cette période que Pierre Dumas revient définitivement au village. Le 5 avril 1849, il est de nouveau à la mairie, cette fois-ci pour déclarer la naissance de sa petite-fille Marguerite Dumas, enfant "naturel" de sa fille "célibataire", Anna, qui a dix-huit ans. La petite fille vit chez ses grands-parents, tandis que sa mère se loue comme domestique dans des fermes de la région, avant de vivre quelques temps à Paris. En 1851, Pierre et Marguerite sont journaliers à Saint-Vincent, ainsi que leur fils Jacques. Son frère aîné Philippe est probablement déjà monté à Paris, où il travaillera comme potier d'étain.
Le 20 janvier 1852, Anna Dumas, dont une légende familiale prétend qu'on la surnommait '' la môme '', peut-être en raison de sa beauté, épouse Jean Ducher , un terrassier de 34 ans. Le couple s'établit au bourg de Saint-Vincent, où ils donneront la vie à dix enfants.
La sœur aînée, Élisabeth, monte elle aussi à Paris. Elle vit au 8 rue de Lappe, où elle exerce le métier de couturière. Elisabeth épouse en mai 1852 Antoine Capelle, qui trépasse rapidement. En 1856, elle se remarie avec Pierre Dauzet. Elle passera toute sa vie dans la ville-lumière, et n'aura pas d'enfants.

Jean Dumas, le fils aîné, se marie à Paris en janvier 1858 avec Jeanne Tissandier, qui est blanchisseuse dans la capitale. Native d'Anglards, Jeanne est en fait une cousine éloignée. En effet, elle a pour mère une dénommée Marguerite Borderie, cousine de "ma" Marguerite Borderie épouse Dumas. Les mères respectives des deux époux portent donc le même nom et le même prénom ! Jean travaille comme potier d'étain dans le onzième arrondissement. Peut-être est-ce lui qui a accueilli son frère cadet Philippe à son arrivée à la capitale ? Jacques rejoindra également Paris pour y travailler comme journalier.


L'année 1860 sera pour les Dumas celle de toutes les réjouissances. En février, une double fête de famille a lieu à Saint-Vincent : on célèbre le mariage de deux frères Dumas. Le 13 février, Jacques Dumas, demeurant au 52 rue de Charonne à Paris, épouse Marie Bégon, de Saint-Vincent. Le lendemain, Philippe Dumas , ouvrier en comptoirs domicilié 14 place de la Bastille épouse Catherine Maigne, également fille de cultivateurs de Saint-Vincent. Leur beau-frère Jean Ducher est témoin des deux unions. Philippe et Jacques repartent à Paris. L'été suivant, une heureuse nouvelle arrive de la capitale : Jean Dumas et son épouse Jeanne ont accueilli leur premier enfant le 26 juillet : Marie-Louise sera leur unique fille. Le 17 novembre, Pierre Dumas déclare à la mairie la naissance de son petit-fils, Pierre, fils de Jacques qui est "en ce moment à Paris" et de sa femme Marie, restée au village.
En février 1861, Philippe et Catherine annoncent également la naissance d'une fille, prénommée Marie-Louise. Ainsi se clôt cette période heureuse dans la vie de Marguerite : deux mariages et la naissance de trois petits-enfants. Les années qui vont suivre apporteront, hélas, leur lot de malheurs. Laissons à présent Marguerite se reposer, et retrouvons-la dans quelques temps pour le troisième et dernier épisode de ses souvenirs.
Ce qui me surprend le plus c'est ce déplacement en Espagne pour y travailler. On est habitués au voyage inverse.