
Il y a quelques années, lorsque je posai le pied pour la première fois sur l'île d'Aix, je ressentis un attachement inexplicable pour ce lieu apaisant et hors du temps. Depuis le ferry, j'avais aperçu avec une certaine nostalgie la silhouette monolithique du Fort Boyard, héros involontaire d'une célèbre émission qui a meublé les soirées estivales de mon enfance. Je ne me doutais pas que mes recherches généalogiques m' amèneraient à enquêter sur les évènements terribles qui avaient eu lieu à cet endroit deux-cents ans plus tôt. J'ignorais qu'un lointain grand-oncle y avait vaillamment combattu pour l'Empereur. Comment un fils de paysans devient-il un marin, puis un honorable rentier philanthrope? C'est ce que nous apprend la biographie d'Antoine Sabatier.
1. Le fils de paysans

Le 29 mai 1787, l'écho des vénérables cloches de l'église Saint-Germain résonnent sur tous les rochers de la vallée du Mars, en Haute-Auvergne. On doit même les entendre depuis le sommet du Puy Mary. Au Falgoux, une foule de paysans s'est rassemblée au bourg pour célébrer le mariage de Jean Sabatier et Catherine Fontolive. Jean a dix-huit ans, il est le fils unique d'un couple d'honnêtes laboureurs du village de Fontolive, Antoine Sabatier et Catherine Veschambres. Sa fiancée, Catherine Fontolive, vingt-cinq ans, est aussi fille de laboureurs: ses parents Jean Fontolive et Antoinette Vidal travaillent la terre au village de Fontolive. Il existe entre eux un cousinage, puisque "Monseigneur l'évêque de Clermont" leur a accordé " une dispense de double empêchement, l'un au troisième et l'autre au quatrième [degré]". Nantis du consentement du prélat, et de ceux de leurs parents respectifs, les deux jeunes paroissiens convolent en présence des témoins . L'époux signe l'acte d'une écriture lisible au trait énergique. On pourra retrouver cette écriture au fil des registres lorsque, quelques décennies plus tard, Jean Sabatier sera maire du Falgoux.

Le 23 avril 1788 naît leur premier fils, Antoine Sabatier, qui est baptisé le jour même. Il a pour parrain son grand-père paternel, Antoine Sabatier, et pour marraine sa grand-mère maternelle, Antoinette Vidal, épouse Fontolive. Le baptême religieux est encore la règle, mais l'Ancien Régime tremble déjà sur ses bases. La colère gronde et l'ordre établi vacille. La Révolution Française éclate l'année suivante. Le calendrier républicain n'a pas encore été inventé lorsque naît la soeur d'Antoine, mon aïeule Antoinette-Catherine Sabatier, le 16 novembre 1792. À Paris, quelques mois plus tard, les citoyens français ont décapité le roi. C'est le début d'une longue période d'instabilité politique. Le dix-huitième siècle se termine dans le chaos. Le premier consul devient en 1804 l' Empereur Napoléon Premier.

À Fontolive, la tension monte entre Jean Sabatier et sa femme : ce dernier a pris pour maîtresse l'une de ses voisines, Marguerite Chevalier. Le 5 germinal an XIII, une petite fille naît de cette union adultère. Jean Sabatier reconnaît l'enfant, qui portera son patronyme. La maîtresse et sa fille "bâtarde" vivent dans le même hameau, on imagine l'ambiance... Comment Antoine et sa soeur, les enfants légitimes, vivent-ils cette situation, et l'humiliation de leur mère ? Cela n'est pas dit dans les registres. C'est à cette période qu' Antoine laisse derrière lui un climat pesant: il quitte son village natal pour partir à l'armée. C'est le début des guerres napoléoniennes et ce terrien, fils de paysans, est engagé dans la marine. Savait-il seulement nager? Il ignore encore qu'il effectuera dix années de service dans l'artillerie de marine.
2. Le marin

Les années passent, et l'Empereur, toujours avide de conquête, enchaîne les guerres. Après la cuisante défaite de Trafalgar en 1805, Napoléon a mis en place le blocus continental, interdisant l'accès aux marchandises britanniques dans tous les ports d'Europe, espérant ainsi affaiblir financièrement son ennemi juré. En représailles, les britanniques bloquent, par la mer, les ports français. Au printemps 1809, Antoine Sabatier occupe le poste de canonnier sur le vaisseau " Le Foudroyant". Stationnée dans l'embouchure de la Charente, près du port de Rochefort, la flotte française est quasiment prête au départ. Les vaisseaux s'apprêtent à partir en renfort aux Antilles, sérieusement menacées par les Anglais. Non loin, au large de l'île d'Aix, la flotte britannique que dirige l'amiral Gambier les surveille, prête à bloquer l'estuaire. L'amiral Allemand, qui dirige l'escadre française, prépare la défense. Le dos rond, les marins français, acculés et anxieux, attendent l'offensive.

Le 11 avril 1809, aux environs de neuf heures du soir. La nuit recouvre inexorablement d'un voile noir les navires français, secoués par la houle qui s'intensifie. Le temps de fait gros, le vent redouble d'intensité. Soudain, deux coups de canons retentissent.
Ainsi commence un tristement célèbre épisode des guerres napoléoniennes, connu sous le nom de "l'affaire des brûlots". Les britanniques lancent contre les vaisseaux français des navires enflammés chargés d'explosifs, que l'on appelle des brûlots. L'attaque est fulgurante, c'est la déroute complète pour la marine impériale; deux heures plus tard, la flotte française est anéantie.

Au matin du 12 avril, c'est un spectacle de désolation : la plupart des navires français sont échoués , il ne reste que deux vaisseaux à flot: le Cassard et le Foudroyant. Les brûlots restants se consument encore sur les berges. Les deux navires manoeuvrent comme ils peuvent pour s'abriter des tirs anglais. Les combats s'éternisent plusieurs jours. Sur le Foudroyant, on riposte du mieux possible . À son poste, le canonnier Sabatier ne ménage pas ses efforts, qui, hélas, resteront vains: la victoire britannique est écrasante. Côté français, on déplore 250 morts et 800 blessés. Antoine Sabatier fera partie des 650 prisonniers emmenés en Angleterre. Il ne reverra son pays que cinq ans plus tard.
3. Le rentier parisien
1814: c'est la chute de l'Empire, Napoléon abdique et prend le chemin de l'Île d'Elbe. Les français embastillés dans les geôles anglaises sont par conséquent libérés. Antoine Sabatier est de retour en France. L'armée reconnaît qu'il ''s'est distingué à l'affaire du 11 avril 1809" et il est " proposé pour la décoration" (1). On devrait donc lui remettre la Légion d'Honneur. Promu fourier en 1815, il est licencié de l'armée la même année. À presque trente ans, il lui faut trouver un emploi.
Antoine ne regagne pas son village natal, mais prend la direction de la capitale. Au printemps 1817, il apprend le décès de sa mère. Mais son infatigable père, Jean Sabatier, ne reste pas veuf très longtemps : sept mois plus tard il se remarie avec Antoinette Gaillard, une jeune paysanne du Falgoux, qui lui donnera deux autres enfants : Catherine en 1818 et Jacques en 1820. Quelques mois plus tard, l'Empereur déchu Napoléon s'éteint à Sainte-Hélène.

On retrouve Antoine Sabatier à la fin de l'année dans le département de la Seine. À Claye, bourgade située dans l'actuelle Seine-et-Marne qui compte à l'époque un millier d'habitants, il épouse Sophie Chaffaux le 27 décembre 1821. Née à Martigny, dans l'Aisne, en 1785, veuve depuis un an, Sophie est mère de quatre enfants déjà grands. Son défunt mari, Martin-Irénée Nonclair, était aubergiste à Claye, et la famille possède une grande propriété dans le bourg. Antoine s'y installe avec sa nouvelle épouse qui exercera encore pendant une quinzaine d'années le métier d'aubergiste.

Les héritiers Nonclair vendent finalement la propriété à l'été 1836, c'est la gazette de Meaux qui nous l'apprend. Les enfants de Sophie sont à présent tous mariés, et sont devenus parents à leur tour. Sa fille Victoire est même déjà veuve. Les époux Sabatier s'installent ensuite à Paris.

Sophie Sabatier s'éteint le 4 janvier 1846, dans le quartier du Petit Montrouge, aux portes de Paris, où vit sa fille Rosalie avec son époux Jean-Baptiste Grosse. Qualifié de "propriétaire", Antoine, qui approche la soixantaine, vit désormais de ses rentes. Il habite alors au 18 boulevard Beaumarchais.

Au moment où il s'y attend le moins, l'armée se rappelle à son bon souvenir : le 2 août 1851, Antoine Sabatier, " ancien canonnier d'artillerie de marine", est fait Chevalier de la Légion d'Honneur. Le récapitulatif de ses états de service précise qu'il a effectué dix années d'armée,cinq campagnes pour l'Empire, et qu'il a été prisonnier en Angleterre pendant cinq ans. Le 4 octobre, Antoine est officiellement reçu au premier bureau de la Grande Chancellerie de la Légion d'Honneur, où le préfet de la Seine, Jean-Jacques Berger, lui remet son titre en prononçant la formule rituelle (1):

Le 9 mai 1853, son vieux père, Jean Sabatier, s'éteint sur sa propriété de Fontolive. Le patriarche allait sur ses quatre-vingt-quatre ans. Le 4 novembre 1854, en l'église Sainte-Marguerite, Antoine Sabatier se remarie : il épouse Clarisse Vincent, qui a vingt ans de moins que lui. Native de l'Aisne, cette rentière veuve de quarante-six ans est la nièce de sa première femme, ils se connaissent sans doute depuis des années. Antoine quitte son appartement du boulevard Beaumarchais pour s'installer dans l'Aisne, à Aubenton. Le couple de rentiers y passera ses dernières années. Antoine devient membre du bureau de bienfaisance de la ville, et membre honoraire de la société de secours mutuel. L'ex- marin consacra donc une partie du temps qui lui restait à vivre à aider les plus démunis.

Près de soixante ans après la tristement célèbre " affaire des brûlots", l'ancien canonnier de l'Empire Antoine Sabatier s'éteint à Aubenton le 27 juin 1865.

(1) Source: base Léonore ( lien )
Pour en savoir plus sur la bataille de l'île d'Aix :
Jules Silvestre, Les brûlots anglais en rade l'île d'Aix (1809), Arthur Savaète éditeur (1912), disponible gratuitement sur Gallica ( lien)
- site du service historique de la défense (lien )
Quelle vie mouvementée. Quelle a dû être la surprise de ce montagnard à la vue de l'immensité de la mer. Les marins disaient qu'il vaut mieux ne pas savoir nager... quand tout est fichu mieux vaut ne pas savoir lutter, c'est un point de vue...