Une vie bien remplie, 2ème partie
- houelse
- il y a 2 heures
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L'automne crache ses gouttes acerbes, qui criblent les corps et noient les esprits, déjà usés d'avoir enduré tant de misère et d'horreur. Au fond des boyaux glacials, saignent des fleuves de boue. La crasse, le sang, les morts, c'est leur terrible quotidien. Dans son puits fétide, le lieutenant Jean-Baptiste Vidal, appuyé contre une paroi de terre, attend le sommeil. Peut-être pourra-t-il s'assoupir une heure ou deux ? Cette foutue guerre n'a que trop duré. Dans vingt-quatre heures, il sera peut-être mort comme beaucoup de ses camarades. Il repense à son heureuse jeunesse à la campagne, à ses années d'étude à Limoges, à ses années d'enseignement à Paris, à sa vie à l'étranger, des côtes brumeuses de Swansea aux avenues enneigées de Moscou. Il ne reverra jamais sa chère Loubianka. Il pense à ses vieux parents, à sa ribambelle de neveux qui l'attendent au Falgoux. Que fera-t-il si par miracle il s'en sort vivant? Va-t-il se ranger et fonder une famille, ou bien poursuivre ses voyages à travers le monde? L'après-guerre, il a à peine l'audace d'y penser.

1/ Le héros des tranchées
Des noms sinistres, des souvenirs douloureux lui reviennent en mémoire. Ce fut d'abord Cappy, dans la Somme, d'où le jeune sous-lieutenant fut évacué après avoir reçu une balle au thorax le 19 août 1914; à peine remis sur pied, il eut la douleur d'apprendre le décès de son frère cadet Jean-Marie, mort à vingt-deux ans dans un camp de prisonniers allemand. Louis, son autre frère, était lui aussi au front depuis la mobilisation générale.

De retour dans les tranchées, Jean-Baptiste fut nommé lieutenant en mars 1915, on le muta alors au 8ème régiment d'infanterie coloniale. La tristement célèbre Bataille de la Somme, l'une des plus meurtrières du conflit qui fera 400.000 morts, venait de débuter. À Flaucourt, le 8e R.I.C tentait de freiner l'avance des "boches", et le lieutenant Vidal fit preuve d'une grande ténacité, comme le précise cette citation du 15 août 1916 reportée sur sa fiche matricule : " a fait preuve de très grandes qualités militaires et du plus grand courage en faisant des reconnaissances pour l'emplacement des pièces sous un feu violent d'artillerie. Très fortement contusionné par un éclat d'obus, a continué à exercer son commandement send un instant de trouble". Une autre citation du 5 novembre précise qu' " au cours des attaques ennemies des 24 et 25 juillet 1916, [il] a constamment montré un sang-froid et un calme remarquables, plaçant lui-même les mitrailleuses sous le feu de l'ennemi en terrain découvert, a puissamment contribué par l'efficacité du tir des mitrailleuses judicieusement placées, à arrêter net la progression de l'ennemi."

Blessé à l'abdomen par une balle de schrapnel, Jean-Baptiste, que l'armée qui ne manquera pas de l'honorer qualifie d' "officier énergique et brave", est ensuite envoyé sur le front d'Orient. Il participe aux combats en Macédoine, lorsque le 9 mai 1917, à la bataille de la boucle de la Cerna, il est contusionné à l'épaule droite et au thorax par un éclat d'obus. Deux semaines et demie plus tard, il est nommé capitaine.
Après un passage en Grèce, il est réaffecté au 79ème régiment d'infanterie en avril 1918. Le 11 novembre, la guerre se termine enfin.
Démobilisé le 16 mars 1919, Jean-Baptiste laisse derrière lui l'enfer de la guerre. Il y a récolté de nombreuses cicatrices, mais il s'en sort vivant, ce qui n'est déjà pas si mal. L'officier, désormais libéré, part se ressourcer dans son village natal : il retrouve les siens au Falgoux. Mais là-bas, tout n'est pas rose: c'est une famille en deuil qui l'accueille; quelques semaines plus tôt, sa belle-sœur Henriette est décédée en pleine jeunesse, laissant derrière elle trois orphelins de six, cinq et trois ans et un époux éploré. Louis Vidal , le jeune veuf, n'a été démobilisé que le 20 mars, soit quinze jours après l'enterrement de sa jeune épouse. Heureusement, les grands-parents, Pierre-André et Antoinette, sont encore là qui veillent sur les petits.
2/ Le professeur Vidal
Après une période sombre et un retour au pays marqué par un deuil cruel, Jean-Baptiste a repris la direction de Paris et s'est installé rue de la Sorbonne. Peut-être suit-il un nouveau cursus universitaire ? L'année 1920 sera faste pour lui; il approche doucement mais sûrement de la quarantaine.

C'est au Falgoux qu'il trouve l'élue de son coeur: Marguerite Chanut, jeune institutrice de dix ans sa cadette, vit au bourg avec sa mère, institutrice retraitée et veuve. Tandis qu'après la célébration des fiançailles le mariage s'organise, le capitaine Vidal reçoit une grande nouvelle : à compter du 16 juin, il est officiellement nommé Chevalier de la Légion d' Honneur, pour ses faits d'arme pendant la guerre. Peut-être porte-t-il son uniforme de capitaine au 79e RI ainsi que sa rosette lorsqu'il épouse Marguerite le 19 juillet 1920. Les témoins sont son père Pierre-André et sa sœur Célestine, qui est institutrice à Saint-Christophe (Cantal ). À cette époque, Jean-Baptiste exerce comme " professeur de l'enseignement public". Il réside alors à Paris.

La famille Vidal quitte en 1923 Paris pour la province : ils vivent à Saint-Amand (Cher), puis à Arbois (Jura), avant de se fixer en Seine-et-Marne. C'est à Meaux, où il enseigne les mathématiques au collège public, que naît en 1925 le premier fils de Jean-Baptiste, Pierre Vidal. La famille navigue ensuite en Seine-et-Marne, au gré des affectations de Marguerite.

En 1926, l'Education Nationale honore Jean-Baptiste Vidal en lui conférant les palmes académiques : il est nommé officier d'académie.
Les Vidal habitent ensuite à Penchard, près de Meaux, lorsqu'en 1927 Marguerite donne naissance au frère cadet Paul ( qui est sans doute mort assez jeune, entre 1936 et 1970). C'est à Lagny-sur-Marne que naît en 1931 Marie-Thérèse, dernier enfant et unique fille de Jean-Baptiste et Marguerite.
Le 21 mai 1932, Jean-Baptiste Vidal pleure son frère cadet Louis, qui s'éteint au Falgoux à seulement quarante-trois ans. Abîmé par la guerre et son veuvage prématuré, le pauvre Louis avait eu la douleur de perdre l'un de ses fils. Un nouveau coup dur pour la famille, sa deuxième épouse, ses vieux parents, et en particulier pour Marie-Louise et Pierre-André, les jeunes neveux de Jean-Baptiste désormais orphelins.
Janvier 1934: une bise glaciale, hostile, brûle les yeux et les oreilles, gelant les larmes sur les joues, empêchant d'entendre l'oraison du curé qui rend un dernier hommage à Antoinette Vidal. Jean-Baptiste est là, entouré des siens, devant le caveau familial qui existe aujourd'hui encore dans le petit cimetière de Falgoux, et qui abrite plusieurs générations de Vidal : ses grands-parents Louis et Marie, et ses arrière-grands-parents François et Catherine. Quelques jours plus tôt, il a fait le déplacement depuis Meaux pour un dernier adieu à sa mère mourante. Puis il s'est chargé de la déclaration en mairie. Pierre-André Vidal, le patriarche de quatre-vingt-six ans, dit adieu à sa chère épouse, lui promettant peut-être de bientôt la rejoindre.

Lors des vacances d'été de 1935, Jean-Baptiste est au Falgoux pour les derniers instants de son cher père : Pierre-André s'éteint le 8 août. Il a tenu sa promesse à Antoinette. C'est sous une chaleur de plomb que les huit enfants qu'il lui reste, ses vingt-sept petits-enfants, et ses déjà nombreux arrière-petits-enfants lui rendent hommage. Son faire-part de décès assure qu'il est "pieusement décédé".
L'année suivante, Jean-Baptiste et sa famille résident à Nanteuil-les-Meaux. Pas moins de huit personnes vivent dans l'appartement de l'avenue Benjamin Brunet : les parents, leurs trois enfants Pierre, Paul et Marie-Thérèse, Marie Chanut- la belle-mère de Jean-Baptiste- ainsi que ses nièces Marie-Louise Vidal et Cécile Ribes, qu'il héberge.
Le 14 juillet 1937, l'honorable professeur Vidal est nommé Officier de l'Instruction Publique, titre accordé aux professeurs " les plus recommandables par leurs talents et leurs services" ( source : Journal Officiel de la République Française, via Gallica).
En septembre 1939, Jean-Baptiste voit de nouveau éclater une guerre mondiale. Sous l'occupation, la famille réside toujours à Nanteuil. Le 27 juillet 1942, un heureux évènement réunit la famille: Jean-Baptiste est témoin au mariage de sa nièce Marie-Louise avec René Curin, chef de gare à Meaux.

Après vingt années d'enseignement au collège de Meaux, le professeur Vidal prend sa retraite le 1er octobre 1945. Peut-être profitera-t-il de son temps libre pour voyager encore un peu. De ce qu'il fit de ses années de retraite, on ne sait quasiment rien. Le 17 septembre 1951, il se rend à Thiers, au mariage de son fils aîné Pierre, qui est militaire, avec Hélène Pomerol. Peut-être aura-t-il des petits-enfants à cajoler?

Sûrement Jean-Baptiste est-il retourné, pour quelques vacances, dans son Falgoux natal. Rendre visite à sa soeur Angèle et son beau-frère Henri Espinasse qui ont repris la ferme familiale; et peut-être aussi pour revoir, une dernière fois, l'ombre rassurante du Puy Mary qui veille sur le repos de ses chers disparus.
Le 18 novembre 1959, Jean-Baptiste Vidal, le fils du fermier de Rochemonteil, l'étudiant brillant, l'officier décoré, le voyageur, le professeur, le passionné , l'infatigable, l'oncle bienveillant, le mari et le père regretté quitte les siens. Une vie bien remplie qui en inspira tant d'autres. À l'annonce de sa mort, ils se recueillent en un souvenir ému: ceux qui l'ont croisé à Limoges, à Paris, à Swansea, à Moscou ; ses hommes, qu'il a commandés bravement dans les tranchées; ses collègues , ses anciens élèves, ses voisins. Ils furent sans doute nombreux, à Meaux, pour venir lui rendre un dernier hommage avant son départ.
Quelques jours plus tard, Jean-Baptiste est inhumé à Collandres, dans le caveau familial des Chanut. Son épouse Marguerite l'y rejoindra en 1973.



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